"Le matin suivant [en 1957] nous partîmes pour l'Eckpfeiler [dans la région du Cilo Dag, à l'est de la Turquie] et en une heure atteignîmes le glacier, sans histoire si l'on excepte la rencontre d'un ours qui détala devant nous et disparut derrière un rocher gardant l'entrée de notre couloir. S'y était-il ou ne s'y était-il pas engagé ? Nous cherchâmes ses traces sur la neige, mais celle-ci avait durci en surface au point que le fait de n'en pas trouver ne nous rassura pas plus.
Nous commençâmes l'ascension, creusant du pied chaque marche, et bientôt ce travail monotone nous fit oublier l'animal. Tout à coup il y eut un énorme grondement de colère et, quittant les rochers, un ours s'élança droit sur nous. Nous n'eûmes pas le temps d'avoir peur : il nous coupa la route, moitié glissant moitié avançant et s'arrêta à dix mètres. Puis il regarda rapidement autour de soi, dressa les oreilles, ouvrit la gueule, et nous montra comment on gravit un couloir glacé avec des griffes pour piolets et crampons."
Introduction de l'article « Montagnes de Turquie » de Sidney E.P. Nowill, qui cite Tom Weir
Mais papa, que j'assurais de cet endroit, s'est mis à batailler à son tour avec ce maudit surplomb de IV ; et je me sentais de plus en plus étroitement uni à sa lutte ; d'autant plus que j'étais impuissant à en presser le dénouement et que ma sécurité sur ce toit arrosé de soleil prenait tour à tour l'aspect d'un abandon, d'un mirage ou d'un espoir encore lointain. Ce sentiment, lui aussi, fait partie des nécessités de la montagne, comme de la vie : tout est ou n'est pas victoire, aboutissement : pour déterminer le sens de la situation qui s'offre ; il faut l'avoir fait passer d'abord par tous les états intérieurs que sa présence provoque en nous, alors elle se domine d'elle-même, car au lieu de se présenter à nous avec sa charge d'incertitude, elle nous a permis de faire nôtres toutes les questions qui se posaient et nous comprenons qu'au bout du compte l'action accomplie n'a été qu'une mise au point particulière devant nous-mêmes, de cet être changeant, en perpétuelle ébauche de création, que nous appelons moi.
[Extrait du journal de Emmanuel Garand, écrit à vingt ans. Emmanuel Garand est mort en montagne deux ans plus tard.]