Citations sur La part du fils (68)
Il se persuade que la France apporte beaucoup avec ses écoles, ses hôpitaux, ses ponts, ses ports en eau profonde, et il a raison, mais il oublie que les Indochinois après la Première Guerre voient leur « maître » différemment, qu'il ne fait pas bon être un coolie dans les plantations ou un ouvrier dans les manufactures, que les matières premières filent vers l'Europe pour l'enrichir, qu'il faudra casser du « révolutionnaire » et punir, y compris dans les troupes coloniales. L'égalité et la fraternité s'exportent mal.
Les jours sont lents, apaisés et répétitifs. Il faut savoir goûter au temps.
À les reprendre à pied, j'ai comme ces « clandestins de l'Iroise », il y a soixante ans, au bout des falaises, la surprise et l'émotion d'un pays fracturé par la mer.
De nouveau, il se bat sous son masque aux verres embués par les gaz, titubant dans les brumes acides. Il perd dix copains en deux minutes et cinq autres le lendemain dans des combats rapprochés, un vrai casse-pipe. Il tue aussi dans les rigoles de boue. Mais il répond déjà comme un robot. Il ne trouve plus le sommeil. Il survit dans un demi-coma. Il rêve, les yeux ouverts, hébété. Il est ébranlé par les bombardements. Il claque des dents tellement il a les nerfs sciés. Debout, il se cale dans un trou d'obus. Il mâchonne son pain dur qui n'a pas de goût. Il avale une rasade d'alcool. Il attend l'aube, délivrance ou tuerie. Il remonte sur le parapet au sifflet? Et s'en va de l'avant, par sauts de puce. Il l'a fait dix fois. Il le refera dix fois. Il dort debout, calé contre un sac qui pue.[...] Il marmonne comme les autres qu'au fond rien ne vaut la tranchée : en sortir, à découvert, c'est parler au diable et déjà mourir. Une balle ricoche et s'éteint dans le sac de sable. Il se relève, il cavale devant, avec les autres. Il hurle son effroi pour le contenir.
De toute façon, soldat « courageux et dévoué », il n'a rien d'un planqué, et même s'il voit tant de camarades découragés de mourir pour si peu, les dernières semaines ont été un désastre, il lui faudra y retourner, la patrie est en danger, on a besoin de croire que tout cessera, pas de dégonflés ni de tire-au-flanc, la victoire est dans quelques semaines, il faut juste bénéficier d'un rabe de chance.
[...] ce bout de Finistère nous happait, lessivé de marées, bruissant de vents. Avec ses châteaux de rochers, ses landes, ses dix hameaux. Et son drame en filigrane : la question était posée, elle attendait. Nous étions chez nous, heureux mais bancals...
A cet âge-là, aujourd'hui, Paol pourrait être mon fils. Il a des joues fraîches, lisses, des oreilles pointues, une once de mélancolie sous sa gravité de militaire. Certes, il sort des boucheries de la Première Guerre et il a été éprouvé et blessé. Mais il a encore des années devant lui, une famille à fonder. Il ne sait pas ce qui l'attend. Pour qui et pour quoi ? Pour quel résultat sinon cette mort appelée sur lui, en accéléré ? Le courage des uns, les autres n'en ont que faire. Pauvres monuments dont les noms se ternissent et s'écaillent. Qui les déchiffre ? On a oublié leur honneur, cet idéal dans un monde qui ne l'est pas.
Là aussi, en tâtonnant, en composant des images possibles, je le vois, et je sais bien qu'il me faut balayer les souvenirs de films héroïques, ceux qui repassent à la télévision, pour ne garder que la nudité des choses et des faits, l'enchevêtrement du cauchemar où le corps se débat [...] l'angoisse serre le ventre; la chiasse troue. Que peut-on devenir une fois dénoncé et tombé là ? Officier, ancien combattant, donc ennemi potentiel, qui l'en sortirait ? Personne. Hormis un miracle. Même en cette terre bigote, il n'y en a guère. Le poisson suffoque dans sa mare qui s'évapore.
A travers un vasistas grillagé, l'aube s'insinue, maladive et geignarde.
j'étais-là pour l'accompagner à rebours, le tenir à bras-le-corps, lui rendre ses contours et son allure. un petit-fils devenu archéologue.