Citations sur Manuel d'exil : Comment réussir son exil en trente-cinq.. (85)
— Quel drôle de pays la France, radote Alexandre, ici le pain blanc est moins cher que le pain noir.
Je dresse un inventaire : Je m’habille chez Abbé & Pierre, je suis PDF (plusieurs domiciles fixes) ou QDF (quelques domiciles fixes), j’ai tout le temps faim et froid, je ne parle pas bien le français, dans mon pays c’est encore la guerre, mais il me semble que je suis toujours vivant.
J'ai vingt-huit ans et j'ai déjà servi dans l'Armée populaire yougoslave, puis dans la défunte armée bosniaque. J'en ai plein le dos des armes et des drapeaux, des nuits sans fin qui mordent les mains et les aubes violettes qui commencent avec les obus ennemis. Je ne veux plus entendre aucun commandement d'aucun capitaine, aucun cri d'aucun blessé. (...)
Nom de dieu, je suis un poète ! Je ferme mon carnet et tire la couverture jusqu'au menton.tout baigne, tout est en ordre. Mes alliés, mes saints patrons, Prévert, Camus, Celan, Pound sont de nouveaux là. Rien à craindre. (p. 30)
(L'auteur vient de publier son premier livre sur la guerre en Bosnie et participe à une émission en compagnie d'un philosophe français - on devine sans peine lequel -)
Les grands esprits de notre époque et les militaires, les politiciens et les politicards, les humanitaires et les gourous – tout le monde s’intéresse, se mêle au destin de mon pauvre pays martyrisé. Une fois l’émission commencée le grand philosophe fait du grand philosophe et moi je suis crispé. Je ne sais pas quoi dire devant ce rouleau compresseur de mots savants, d’analyses profondes et de citations retrouvées avec une insoutenable légèreté dans ses livres.
Je ne suis pas très propre, je me lave occasionnellement et rapidement. J’ai une longue barbe et les cheveux attachés en queue-de-cheval. Ma sueur est mon bouclier, il y a peu de monde qui ose s’asseoir près de moi dans les trains. Pourtant je ne suis ni beatnik ni routard. Encore moins vagabond. Je suis une tâche gênante et sale, une gifle sur le visage de l’humanité, je suis un migrant.
(…)
Plus que jamais je suis perdu dans une Europe aveugle, indifférente au sort des nouveaux apatrides. Mes rêves de capitalisme et de monde libre, de voyage et de villes des arts et des lettres sont devenus des mouchoirs en papier usagés, utiles pendant un bref instant mais gênants après l’utilisation. Rien que des cendres. J’ai échangé la fin du communisme pour le crépuscule du capitalisme.
Je traverse le scandaleux silence et l’indifférence du monde, la nuit étoilée et la rosée matinale, les petites routes campagnardes et les longues transversales des autoroutes amollies par la chaleur. Je soulève et transperce les cendres du défunt Rideau de fer, toujours bien visible dans les codes vestimentaires et dans l’architecture.
-Avant que vous ne partiez chercher le bonheur, ajoute-t-il, vérifiez- vous êtes peut-être déjà heureux. Le bonheur est petit, ordinaire et discret, nombreux sont ceux qui ne peuvent le voir. (p. 151)
- Il y a tellement de choses plus importantes dans la vie que l'argent, rétorqué-je, mais il faut tellement d'argent pour les acquérir. (p.187)
Il me faut apprendre le plus rapidement possible le français. Ainsi ma douleur restera à jamais dans ma langue maternelle.
La gare de Milano Centrale est aussi déserte qu’un cimetière. Une pluie têtue et glaciale arrose copieusement la ville et ses habitants, les saints et les pêcheurs, les trains et les voitures. Je ne sais plus si je suis au début ou à la fin de mon voyage, quel panneau regarder, Partenza - le départ -, ou l’autre, plus petit, Arrivo. Je suis fatigué, enrhumé, mouillé, et j’attends Barbara.
Elle apparaît de l’autre côté du quai. Une tache bleu et noir, ensuite une petite figurine et à la fin Barbara. Elle porte une veste en jean, une longue robe noire et des sandales d’été. Elle n’a pas de parapluie mais elle n’est pas mouillée. Ses cheveux longs aux reflets bleu métallique sont comme un cadre pour son visage à la sicilienne – les grands yeux ébène, le nez méditerranéen et la bouche telle une cerise écrasée, aussi rouge qu’une blessure.