Citations sur Manuel d'exil : Comment réussir son exil en trente-cinq.. (85)
Fraîchement restauré, le foyer de demandeurs d’asile à Rennes me fait penser à mon lycée. Une grande porte vitrée, d’interminables couloirs, sauf qu’ici au lieu des salles de classe on a des chambres pour les réfugiés. Dans le hall central il y a une carte du monde avec les petits drapeaux des pays des résidents. La misère du monde s’est donné rendez-vous à Rennes en cette fin d’été 1992. L’Irak et la Bosnie, la Somalie et l’Éthiopie, plusieurs pays de l’ex-bloc soviétique. Quelques vagabonds professionnels en plus, des hommes perdus depuis longtemps, peut-être depuis toujours, entre les diverses administrations et les frontières, entre le vrai monde et ce sous-monde des citoyens de seconde classe, sans papiers, sans visage et sans espoir.
Je suis accueilli par une dame aux énormes lunettes. Elle parle doucement en me regardant droit dans les yeux. C’est une première pour moi. Depuis mon arrivée en France tout le monde (y compris les gens bien intentionnés) me parle très fort et en phrases courtes, genre : Toi… Manger… oui… Miam, miam, mmmm c’est bon…, ou : Toi, attendre, ici ! Ici, attendre !
Là, c’est autre chose. La dame m’explique, tout doucement – et comme par miracle je comprends tout -, le fonctionnement du foyer. Je saisis que je vais avoir une chambre simple, pour célibataire, que la salle de bains et la cuisine sont communes et que j’ai droit à un cours de français pour adultes analphabètes trois jours par semaine.
Je suis un peu vexé :
– I have BAC plus five, I am a writer, novelist…
– Aucune importance mon petit, répond la dame. Ici tu commences une nouvelle vie…
Les bottes jadis noires, sont dans un piteux état. Je ne me rappelle plus comment je les ai eues. Je m’interroge : peut-on dire pour les chaussures aussi qu’elles sont de « deuxième main » ? Ou de « deuxième pied ?
Je suis trop gros pour me sentir Jésus, trop blanc pour être un Noir et j’ai trop d’accent, trop de guerre pour me voir en vrai Européen. Je suis trop en bonne santé pour être vraiment malade.
Plus que jamais je suis perdu dans une Europe aveugle, indifférente au sort des nouveaux apatrides. Mes rêves de capitalisme et de monde libre, de voyage et de villes des arts et des lettres sont devenus des mouchoirs en papier usagés, utiles pendant un bref instant mais gênants après l'utilisation. Rien que des cendres. J'ai échangé la fin du communisme pour le crépuscule du capitalisme. (p. 182)
Je connais trop de villes. Je connais trop bien Paris, Prague et Milan, Sarajevo et Zagreb. J'ai vue le tombeau de Dante à Ravenne, le pont Mirabeau de Celan, les bistrots parisiens où ne dessaoulait pas Modigliani. Je connais trop de métros, trop de trains et j'ai arpenté un nombre incalculable de gares au cours de mes déplacements chaotiques. Je suis le spectateur privilégié d'un spectacle aussi laid et définitif que la fin du monde. (...) J'ai été deux fois soldat et une fois déserteur. je n'ai plus de pays mais parfois je pense que j'ai une patrie. (p. 196)
Nous sommes un mercredi, une journée ordinaire qui attend le soleil. Désoeuvré, je cherche tous les mots possibles pour définir la solitude.
-Seul-, je dis en français, -sam -en serbo-croate, lonely en anglais, -allein -en allemand.
A défaut d'être patriote, par la force des choses, je suis devenu polyglotte. (p. 140)
La littérature est une courageuse sentinelle, une sorte de papier de tournesol pour examiner le taux d’acidité et de folie dans ce bas monde.
Je suis l’autre. Celui qui ne comprend rien et n’arrive pas à se faire comprendre.
Dieu pêche les âmes à la ligne, le diable les pêche au filet.
Le nouveau monde autour de moi est anguleux dangereux. Je le vois comme un gigantesque flipper. Je me cogne, tout le temps, partout où je passe [...]J'ai la sensation que cette addition de petites douleurs me confirme que je suis bel et bien vivant. Je suis mal adapté. Ma France est un espace réduit et d'objets maléfiques. [...]
Incroyable, soupiré-je, comme ils arrivent à poser autant d'objets dans si peu d'espace. Encore mieux que nous en Bosnie. Nous avons juste essayé de bâtir trois grands pays à l'intérieur d'un petit.