François Renaud.
Robert Boulin. Parmi tant d'autres, ces deux noms résonnent familièrement aux oreilles de qui suit, même de loin, la vie politique française des dernières décennies. le premier était juge d'instruction, le second était ministre sous
Valéry Giscard d'Estaing. Tous les deux sont morts dans des conditions que la justice n'a pas pu - ou voulu - expliquer aux familles et aux Français. de Renaud à Boulin, et plus encore, du début des années 1960 aux années 2000, le journaliste Benoît Collombat et l'auteur de bande-dessinée
Etienne Davodeau narrent la face cachée d'un régime politique en apparence stable et respectable. Sur la couverture est représenté un général
De Gaulle au costume présidentiel maculé de sang, toisant le lecteur, symbole dune Vème République sur laquelle son ombre inquiétante plane.
Indéniablement, la narration tourne autour d'une structure autant nébuleuse qu'incontournable qu'est le Service d'action civique, plus connu sous l'acronyme du SAC. Créé originellement pour appuyer le général
De Gaulle dans les années tourmentées de la guerre d'Algérie, le SAC devient bientôt une officine à la solde du pouvoir, et dont la composition interpelle. On y trouve, mêlés, ceux que la vie civile oppose ou segmente : des policiers, des juges, des hauts fonctionnaires, et encore des voyous de droit commun. Contre l'OAS, contre les communistes, contre les centristes de Giscard, le SAC fait le coup de poing ordinaire. Là n'est pas le sujet de Collombat et de Davodeau, qui vont fouiller dans les marais de la République où flotte l'ombre du SAC, des années 1960 jusqu'au coeur des années 2000, bien que la fin du mouvement ait eu lieu officiellement au début des années 1980. Première affaire : la mort du juge Renaud, qui enquêtait notamment sur le braquage de la poste de Strasbourg par le gang des Lyonnais. Que les braqueurs aient pu aussi facilement échapper aux barrages de la police étonne. Que le ministre des postes, Robert Galley, fut aussi un éminent membre du SAC interroge. Que cette somme ait pu arriver dans les caisses du RPR aurait eu de quoi constituer un scandale politique d'une envergure considérable. Sont ensuite abordées deux séquences qui marquèrent l'opinion publique : la tuerie d'Auriol en 1981, la mort de
Robert Boulin en 1979. La première affaire concerne le meurtre sauvage du chef du SAC de Marseille et de sa famille, la seconde le possible assassinat d'un ministre en exercice à cause de son honnêteté et de sa droiture morale. Là encore plane l'ombre du SAC, de cette collusion hallucinante entre les milieux du crime et ceux de la politique, lorsque les bras et les mains armés se mettent d'accord avec les plus hautes autorités politiques et judiciaires du pays pour favoriser, in fine, les ascensions individuelles de quelques uns. Sorte d'État dans l'État, le SAC parasitait toute action exercée dans le cadre légal normal, contaminait même les commissions d'enquête parlementaire, parvenait à faire taire curieux et détracteurs, unissant sympathisants et opposants dans un même mutisme. Quant aux rares qui osaient parler, ou écrire, hommes politiques ou journalistes, de terribles pressions s'exerçaient contre eux et leurs familles sous la forme de menaces insidieuses ou directes. de façon paradoxale, ce n'est pas la mort, toute auréolée de mystère qu'elle soit, d'un ministre de la République qui mit fin aux agissements du SAC, mais plutôt la mort brutale d'un de ses chefs. L'évidence du lien marquait l'opinion publique et offrait une occasion unique pour le nouveau pouvoir socialiste de mettre fin à ce mouvement. Toutefois, le SAC ne disparut pas aussitôt : d'une part parce que les ramifications étaient très nombreuses, jusque dans les couches les plus ordinaires de la société française ; d'autre part parce que le personnel politique d'une certaine droite française fut l'héritier de ceux qui avaient mis en place le SAC. Que l'on pense simplement à Achille Peretti, fondateur du SAC, qui avait des liens tant avec Jacques Foccart ou encore
Nicolas Sarkozy.
Au-delà de la narration politique que proposent Benoît Collombat et Étienne Davodeau, on peut déjà saluer ce souci constant de la contextualisation des événements racontés. Contexte historique, d'abord, car le SAC a pour parents deux guerres : la Seconde guerre mondiale et la guerre d'Algérie. Périodes instables par excellence, elles furent aussi le laboratoire de rencontres entre hommes qui, unis par un même passé de résistants, avaient trouvé dans ces deux événements un contexte où leur violence était légitime (la défense de la patrie contre l'occupant allemand, celle de la République contre les putschistes de l'armée). Il fallait alors agir dans un cadre sinon illégal (la loi de l'occupant était illégitime), du moins un cadre où l'urgence prenait le pas sur toute autre considération. de là découle une sorte de mantra idéologique du SAC, qui plaça ses actions sous la valeur sacrée de la défense de la patrie. On voit bien, concernant l'assassinat du juge Renaud ou la tuerie d'Auriol, le décalage considérable qui se fit entre la raison idéologique du SAC et sa réalité. Les années 1960 amènent aussi un nouveau contexte géopolitique international, celui de la guerre Froide, laquelle eut un impact considérable en Europe comme elle l'eut dans le monde. En Italie comme en Allemagne, ce fut le temps des années de plomb - expression qui sert de sous-titre à la bande-dessinée - marquées par des attentats meurtriers. Que la France échappa à ce genre d'actes ne doit toutefois pas faire oublier que la crainte du communisme justifia l'idée d'une droite de l'ordre, quels que furent les moyens mis en oeuvre. Enfin, il y a un contexte politique français d'opposition traditionnelle entre la gauche et la droite, mais encore, au sein de la droite, une opposition entre une droite gaulliste dont Chirac et le RPR se réclament, et une droite giscardienne davantage centriste et libérale, coupée davantage du passé obscur de la République. Cette contextualisation constante ne doit pas faire oublier au lecteur que cette France, c'est aussi la nôtre : nous en sommes les héritiers.
Il convient enfin de s'attarder sur le format choisi par les auteurs. La bande-dessinée se prête facilement au genre documentaire, probablement par sa capacité à apporter à un sujet lourd un cadre plus aéré qu'un essai purement littéraire. L'angle choisi par les auteurs est clairement celui de l'enquête journalistique, soulignée par la mise en scène de Collombat et de Davodeau, sans cesse représentés dans leur quête de témoignages nouveaux, manière aussi de montrer que les histoires du SAC ne sont en rien de la fiction, mais correspondent bien à une réalité historique. Cette enquête se base essentiellement sur la collecte des témoignages des personnes qui ont connu cette époque, ces événements. Hélas, manquent parmi les témoins ceux des protagonistes qui furent aux manettes politiques, soit parce qu'ils sont déjà décédés, tel Jacques Foccart, soit parce qu'ils refusent l'entretien avec les auteurs, tel
Charles Pasqua. Les silences, dit-on parfois, valent bien des aveux. C'est de ceux-ci qu'il faudra se contenter, car, malgré l'important faisceau d'indices, malgré ce qui apparaît comme des coïncidences, malgré les dossiers accumulés, par exemple par la fille de
Robert Boulin, ces années de plomb de la République française demeurent encore dans le flou des secrets et des non-dits. La vérité est souvent peureuse. Elle attend qu'il n'y ait plus personne pour se révéler enfin.