Les paperolles voltigent toujours en tous sens. Mais cette fois, Céleste ne les rattrape plus. Elle est occupée à décrocher l'immense portrait de son maître. Ça sent la fin.
Ex abrupto, ce deuxième volume commence exactement au moment où on a laissé l'histoire dans le premier tome. Céleste concocte toujours le breuvage, noir et épais dans la cafetière qu'elle a ramenée de chez
Marcel Proust. Elle n'a pas perdu la main. Ou l'oreille plutôt, car, dans le sifflement, elle décèle la note exacte qui marque la fin de la préparation. « Monsieur » voulait un breuvage noir comme l'encre. Aujourd'hui, la gouvernante a la tremblotte, quelques gouttes maculent la nappe : « Ça ne m'arrivait jamais, avant... »
Avant, c'est là que se retrouve la dame de compagnie. Seule dans sa chambrette, elle brode inlassablement, en attendant une permission d'Odilon, parti à la guerre. Enfin, il n'est pas sur le front. Il transporte des victuailles. Ça le change de son emploi distingué de chauffeur de maître.
Eh bien oui, Céleste s'est disputée avec le grand homme. Elle en a eu assez d'être l'objet de tous ses caprices. Elle a rendu son tablier. Mais il faut bien avouer que la vie sans lui n'est pas pareille. Les broderies couvrent chaque centimètre carré des murs et gagner quelques sous dans le bistrot de sa belle-soeur ne lui plaît pas. Mais elle a son honneur, quand même. Pourtant, dès que Monsieur, au bout du rouleau, l'appelle, elle accourt : ils ne peuvent se passer l'un de l'autre.
Si Céleste reprend son service, ce n'est pas sans imposer ses conditions : elle monte en grade, elle est augmentée, sa soeur Marie vient l'aider. Elles ne seront pas trop de deux pour satisfaire aux exigences de cet original.
Il va falloir déménager, l'immeuble a été vendu. Céleste est représentée comme un Vishnou doté de trois paires de bras. Une double page la montre, arpentant les immeubles à la recherche du nouveau « nid » de
Marcel Proust : pas ici, le parquet grince, pas là, les fleurs répandent du pollen, et là non plus, des enfants jouent bruyamment. Sur une autre double planche, son ombre gigantesque soulève le toit des maisons, comme Asmodée (le diable boiteux de Lesage). Mais
Chloé Cruchaudet nous emmène aussi au spectacle. Colette supervise l'adaptation de « L'enfant et les sortilèges ». Au musée : comme Bergotte, l'auteur visite l'exposition Vermeer et se laisse happer par la vue de Delft et son petit pan de mur jaune.
Elle revisite la scène de la madeleine avec un clin d'oeil : ici, les soeurs Albaret évoquent leurs souvenirs d'enfance sur l'odeur des pommes de terre à l'ail.
Proust se montre fragile : en train d'étouffer lors d'une crise d'asthme ; insupportable : les soeurs sont à peine couchées après un travail éreintant, qu'il sonne pour savoir s'il doit revêtir le gilet de tweed ou celui de soie ; émouvant : lorsqu'il remonte le temps et redevient un petit garçon.
Pas de surprise, évidemment, on sait comment cela finit. On ne peut pourtant pas s'empêcher d'avoir le coeur serré lorsque les fantômes de ses personnages défilent à son chevet, comme pour
Balzac, qui réclamait désespérément le docteur Bianchon. Et ces pages blanches sur lesquelles ne se détache que le point final.
L'album se termine par quelques photos de l'auteur et de sa fidèle gouvernante. le médaillon où figure le couple de Céleste et Odilon rappelle le moment où, la guerre finie, Odilon veut offrir un portrait à sa femme et prend ses jambes à son cou devant les tarifs de l'artiste.
J'ai adoré ce deuxième épisode qui ne démérite en rien par rapport au premier. Bien que très simples, les dessins rendent parfaitement justice aux personnes qu'on reconnaît très bien. Et une grande originalité gouverne les deux albums, dans les couleurs, le jeu du temps, les évocations de l'oeuvre du « maître » ainsi que le découpage.
Lorsque la jeune antiquaire, sur le point de partir, lance : « Peut-être qu'on écrira un livre sur vous aussi. », Céleste, Marie et Odilon éclatent d'un rire sonore. Ils ont tort.