Qui se souvient d'Eugène Varlot ? Ce fut le héros de «
le der des ders » (chroniqué sur les //s), un polar noir de
Didier Daeninckx (le regard désabusé d'un ex-poilu recyclé détective privé, porté sur les séquelles à court terme de la Grande Guerre sur la vie parisienne, l'amorce des Années Folles). Une adaptation BD (
Jacques Tardi) (1997) suivra.
«
Varlot Soldat ». Voici le héros de retour, en flash-back, plus jeune et plus naïf. En préquelle au roman, c'est un one shot graphique en N&B exclusifs, co-signé par le dessinateur et le scénariste, il est daté de 1999 (« L'Association Ed. »).
14-18 encore ... et toujours. Pour
Tardi et
Daeninckx c'est une obsession partagée. Les voici Ici en duo, en auteurs complices et engagés, éternellement friands de tranches de (sur)vie et de mort dans les tranchées ou à l'arrière, de récits véridiques ou fictionnels alimentant leur moulin antimilitariste. Tous deux, en aversions partagées, en haines communes, en dénonciations exacerbées ; toutes réactions hargneuses mêlées, on en prend la pleine gueule. le tout fait écho à la Boucherie légale, quatre ans durant, sur le Front des Tranchées. Deux frères d'armes, deux pacifistes convaincus et convaincants, acharnés à clamer leurs devoirs de mémoire.
Les crobars crépusculaires de l'un ; les mots-chocs, sombres et tragiques de l'autre. D'un côté : table à dessins, papier Canson, plume, gomme et encre de Chine; de l'autre : clavier d'ordi, traitement de texte, fichier Word et clé USB. Deux vignettes par page seulement, gorgées d'encre sombre pour illustrer ; en inserts, des mots pour raconter. le noir & blanc du sang sur les chairs livides ; le noir des caractères d'imprimerie, le blanc de la page vierge, unis bientôt en osmose parfaite. Un travail à quatre-mains imparable pour remuer les baïonnettes dans les plaies de l'Histoire.
Toujours, en leitmotiv : clamer l'infamie, dénoncer, ne jamais oublier, ne plus recommencer … voeu pieux.
Deux dessins par page format standard, rien de plus ; 36 planches durant seulement (c'est bref de lecture). de l'espace, ainsi, pour fignoler les détails, penser aux cadrages les plus éloquents, s'imaginer en 16/9 et cinémascope guerrier hollywoodien. S'y ajoute un fil narratif à minima (bref de lecture itou), une histoire de peu de mots, mais pleine et entière, des phrases-choc, concises, affûtées et calibrées à la lettre près. le tout parvient au lecteur en uppercuts lourds, secs et rapides, aptes à le mettre K.O. debout. Etourdi de directs pleine mâchoire il parait aussi coeur de cible sur le trajet rectiligne et tendu d'un tir ennemi.
Le récit (un tantinet rocambolesque, mais qu'importe) suit Varlot au gré des circonstances et de leurs conséquences. Son grand corps dégingandé, son regard éclaté, ses yeux écarquillés, son facies harassé et horrifié vont au Front face à l'ennemi, sous la ferraille volante ; à l'arrière, dans l'hosto de campagne, près de la gnole pour anesthésier et la scie pour amputer ; à deux doigts de l'exécution de fusiliers pour l'exemple ; de l'autre côté du no man's land, le temps d'une escapade chez les Teutons, à Mons en Belgique envahie … C'est que Varlot a une lettre à remettre, une dernière, destinée à une veuve qui ne le sait pas encore, celle d'un poteau qui s'est flanqué une balle de Lebel dans la bouche, entre les dents serrées sur le froid de l'acier. « Il avait juste les bras assez longs pour appuyer sur la détente »
La suite appartient au récit …
Le dessin vit, bouge, interpelle, stupéfie, horrifie, choque, se fait cicatriciel et indélébile dans la mémoire de qui les voit.
Les poilus crèvent en 2D sous nos yeux écarquillés : gueules cassées, béantes, sabrées de leurs dents, figées dans l'instant fatidique du fracas ; mâchoires disloquées, membres arrachés encore en suspension dans l'air ; hommes-pantins abandonnés, disloqués, écartelés, éviscérés. Sur fond de mitraille on lit : « Je me souviendrai toujours du 27 avril 1917, et pas seulement parce que c'était le jour de mes 20 ans. Ce matin-là, c'était des vies qu'on soufflait à la place des bougies. » La mort fauche sur le grain du papier Canson, décapite et ampute sous les hachures du dessin mimant les explosions labourant la terre, griffe et déchire les cadavres crucifiés sur les zébrures figurant les barbelés ; abandonne des mourants au silence revenu sous la brume ou la fumée. L'évocation graphique, le temps de quelques vignettes, se fait apocalyptique.
Tardi est inspiré, habité ; on le sent souffrir de ce qu'il dessine, en empathie totale avec ceux qui meurent sous ses crayons, avec ceux qui, il y a cent ans, crevèrent pour une idée.
L'épisode belge, celui de Mons traversée de nuit, couvre-feu et patrouilles allemandes, rappelle la vision qu'avait eu de Vienne Orson Wells dans « le Troisième homme ». Quelle beauté.
Et puis il y a un bordel, des courbes molles comme sait si bien les rendre
Tardi … mais là je ne dirai rien, parce que je suis pudique et que le récit se transforme en croche-patte.
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