La Maison des feuilles n'est pas un titre qu'on peut prendre à la légère. C'est une oeuvre dense, vaste et perturbante : un labyrinthe de mots qui parle de labyrinthes. J'ai adoré me perdre dans ses profondeurs, tenter de suivre les notes de bas de pages, louvoyer dans les annexes, essayer de retrouver mon chemin au milieu de ces digressions improbables. J'ai été bluffée par la créativité de l'auteur et l'audace de la maison d'édition.
Mais peut-on vraiment parler de roman ? Oserais-je dire que
La Maison des feuilles n'est pas le vrai titre ? Oserai-je dire que le vrai titre, c'est The Navidson Record (un essai analysant en profondeur la teneur du film éponyme) ? le film le plus étrange et personnel d'un metteur en scène reconnu dans le milieu cinématographique : Will Navidson.
Vous connaissez sans doute.
Ce texte est l'analyse à tiroir de l'oeuvre. Plusieurs voix se chevauchent : celles de Will et de sa famille, évidemment. Puis celle de Zampanó, le premier auteur du documentaire – décédé dans des circonstances inconnues. Et enfin, celle de Johnny, entré par hasard en possession de ce grimoire maléfique.
On peut bien parler de maléfice, à ce stade : Zampanó est mort brusquement, vieux, seul et reclus, incapable de quitter son logement, et Johnny sent que la même pente l'attend. Une pente d'angoisse, d'agoraphobie, de paranoïa.
La source de leurs souffrances n'est autre que le Navidson Record. le manuscrit, peut-être, ou bien le film – peu importe, les deux sont intrinsèquement liés. Afin de comprendre pourquoi, il nous revient, à nous lecteurs, de nous aventurer dans ces pages obscures et de les dépouiller de leurs mystères.
À moins qu'on perde notre raison avant.
Danielewski nous aura prévenu : « Ceci n'est pas pour vous. »
Et c'est vrai qu'il y a de quoi perdre la tête. Les notes de bas de page sont nombreuses, et parfois si volumineuses qu'elles prennent plus de place que le texte lui-même. La densité de la documentation est réellement impressionnante, et si crédible qu'on finit par y croire – comme Johnny.
Mais tout n'est pas vrai : Will Navidson n'existe pas.
Il est déjà déstabilisant de lire un essai quand on s'attendait à un roman, mais le pire (ou le meilleur) survient quand des expéditions sont montées pour explorer les sombres entrailles de cette mystérieuse dimension. Alors, le texte s'affole, s'échappant de ci de là, de côté ou la tête en bas, ou bien se réduisant à peau de chagrin. Il faut lutter pour garder le cap, tout comme Billy Renton, Holloway et Will luttent pour trouver un sens aux insultes qui sont faites aux sacro-saintes lois de la physique. Parfois, il faut sauter des passages entiers, pures digressions qui ne mènent qu'à des culs-de-sac. Comme dans un labyrinthe, il faut savoir aller à l'essentiel quand on peut se le permettre.
Et pourtant, ce roman est profondément absorbant. Malgré (ou grâce à) sa forme hors du commun, on a presque l'impression de regarder un film tant l'auteur peut détailler les mimiques, les tics et le passé de ses personnages. Sous prétexte que Navidson a installé des caméras dans toute la maison, toute l'humanité de ces personnages soumis à l'horreur d'une situation échappant à l'entendement nous est livrée sans merci.
Et sous prétexte du succès critique du Navidson Record (qui a visiblement fait couler beaucoup d'encre dans le monde des cinéphiles), l'auteur intègre dans son étude de nombreuses analyses comportementales, des théories sur le fonctionnement de cette maison
(Est-ce une autre dimension ? Pourquoi les animaux la traversent sans y entrer ? Ses mouvements sont-ils liés à la psychologie des humains qui arpentent ses couloirs ? Est-elle Dieu ?) et sur la crédibilité du film. le flou règne : est-ce un documentaire ou une histoire inventée ?
Par ce biais, les personnages nous deviennent proches, humains comme jamais. Tout particulièrement Navy, héros au grand coeur, chevalier courageux au service de la justice. Profondément empathique,
Danielewski lui donne une dimension de prince charmant : de la bienveillance et l'amour qu'il affiche pour sa femme et ses enfants jusqu'à sa témérité face au danger, en passant par un altruisme exagéré, un sens de l'action et des talents insoupçonnés, mais aussi des souffrances passées qui nous le rendent affreusement sympathique, Navy était peut-être prédestiné à cette épreuve.
Et la fin renforce cette impression car c'est à cause de son héroïsme que Navy retourne seul dans la maison malgré les horreurs vécues par l'expédition Holloway – afin d'en percer les secrets, ou bien de mourir en essayant – et c'est en dépassant sa claustrophobie que Karen parvient non seulement à sortir son mari de cette épouvantable dimension, mais aussi à la détruire. À ce jour, j'ai encore du mal à déterminer si l'épreuve était pour elle, pour lui ou pour le couple. Est-ce l'amour ou le dépassement de la peur qui a effacé l'horreur ? Pourquoi la maison a-t-elle permis sa propre destruction en ouvrant un passage à Karen ?
Mais si Navy est un prince charmant de conte de fées, c'est pourtant sa femme qui vient le sauver du donjon dans lequel il s'est lui-même emprisonné et qui, d'un baiser, le libère.
Par certains moments, je pourrais presque donner une dimension lovecraftienne à ce roman. Bien qu'il s'efforce de décrire les événements avec méticulosité, les horreurs de la maison sont traitées avec pudeur, frôlant le domaine de l'indicible. Aucune réponse ne nous sera jamais apportée, seulement des pistes, des théories. Ce qui se passe dans la maison échappe tout simplement à l'entendement.
Ce sera à vous de rassembler vos connaissances et d'en tirer ce que vous estimez être le plus plausible – ou bien de renoncer à comprendre. Je me permets cependant de livrer ici une théorie très intéressante : « Comme cela a été dit dans le Chapitre III, certaines critiques pensent que les mutations de la maison reflètent la psychologie de ceux qui s'y aventurent. le Dr Haugeland prétend que l'absence inhabituelle de perceptions sensorielles contraint l'individu à fabriquer ses propres données. Ruby Dahl, dans sa prodigieuse étude sur l'espace, qualifie la maison de Ash Tree Lane d'"intensificateur solipsiste" affirmant que "la maison, le couloir et les pièces deviennent toutes le moi – un moi qui s'effondre, s'agrandit, bascule, se ferme, mais toujours en rapport parfait avec l'état mental de l'individu.". » p. 171
En parallèle de cette histoire, se superpose celle de Johnny. Une vie sociale limitée (on ne lui compte qu'un seul ami), se contentant d'un boulot déplaisant et mal payé, dépourvu d'objectif et d'ambition, il se réfugie dans les plaisirs les plus simples : la consommation d'alcool, de drogue et de femmes. Il était sans doute une victime parfaite pour le démon qu'abritent ces pages. Il ne résiste d'ailleurs pas au plaisir de les agrémenter de sa propre histoire, en digressions diverses, nous permettant d'assister à sa longue déchéance, à la naissance de ses angoisses et à sa réclusion de plus en plus extrême.
(
La Maison des feuilles n'est pas un livre à lire quand on est déprimé.)
Et pour sublimer le tout, un paradoxe classique, mais perturbant, est soumis au lecteur
: La Maison des feuilles est un livre consacré au Navidson Record, mais ce dernier est un film contenant un livre intitulé La Maison des feuilles (cf. p 479 : c'est le livre que s'efforce de lire Navy au fond du gouffre, contraint de brûler une à une les pages lues afin d'avoir assez de lumière pour continuer à lire). le serpent se mord la queue et la boucle est bouclée : nul ne peut plus dire qui est l'oeuf est qui est la poule. Les deux oeuvres sont à la fois jumelles et auto créées.
Ce paradoxe est renforcé au chapitre suivant quand Johnny, à moitié amnésique, s'échappe de Los Angeles et de l'influence néfaste du grimoire pour vivre une vie de vagabond… et découvrir que celui-ci a été publié ! Il s'agit bel et bien de son oeuvre, puisque ses notes (sa vie) entrecoupent le récit de Zampanó. Cet événement fait curieusement écho à une note de page de page p. 433 qui explique les sept étapes à franchir avant de devenir un artiste : « vous devez façonner une oeuvre indépendante de tout ce qui l'a précédée, y compris de vous-même. Cela s'accomplit par l'expérience et c'est ce qu'on entend par "créateur". ». Johnny, ayant produit une oeuvre qui le dépasse, est officiellement devenu un artiste à part entière.
Douze ans de travail pour aboutir à un texte extrêmement dense parlant de maison hantée et de dimension parallèle… On pourrait se demander pourquoi
Danielewski a voulu autant se casser la tête pour pondre une histoire somme toute assez classique.
De manière assez amusante, la réponse est glissée dans le texte. Sur le sujet de la légende d'Esaü et de Jacob (deux frères ennemis dont parle la Bible), Zampanó cite le travail approfondi d'une certaine experte et le commente ainsi : « Bien sûr, il s'agit également d'une opération qui pourrait finir par ôter au lecteur le moindre goût pour le sujet. Tuni accepte de prendre ce risque et reconnaît que l'investissement dans un ensemble d'idées aussi complexes et, sans exception, aussi prenantes, donnera au final une saveur bien supérieure à tout ce qui n'est qu'apprécié furtivement. » p. 253
Cette citation me semble parfaitement définir
La Maison des feuilles. Il est évident que ce roman a une saveur très particulière, non pas à cause de son fond, mais pour sa forme. Se mesurer à un texte d'une telle envergure a de quoi rendre fier. Devoir tenir un livre à l'envers ou sur le côté pour continuer l'histoire a de quoi forger des souvenirs.
Je ne risque pas d'oublier cette lecture de sitôt.