« Ceci n'est pas pour vous. » En voilà une façon d'accueillir un lecteur ! Cela dit... Ce n'est pas hors-sujet et j'approfondirai cette phrase afin de débuter cette critique. Amateurs de certitudes inébranlables, de vérités absolues et autres révélations, passez votre chemin : ce livre n'est pas fait pour vous. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la culture scientifique m'a été d'une grande aide pour apprécier cette oeuvre de fiction. J'entends par là, l'habitude de lire des articles et des reviews, savoir que rien n'est certain, que tout est sujet à de multiples hypothèses et que ce que l'on désigne communément par « vérité » n'est rien d'autre qu'un « consensus ». Ne partez pas, je m'explique.
Si vous vous fiez à la quatrième de couverture de ce livre, vous attendez une histoire d'horreur classique. Une famille emménage dans une maison, la maison présente des particularités inquiétantes. Dans le cas présent, il s'agit d'apparitions inopinés de portes et de couloirs sombres, de changements de dimensions internes de la maison sans que ses cotes externes ne bougent d'un iota. Vu et revu ? Et bien non ! Car cette histoire principale n'est, au final, qu'une composante presque mineure de ce que contient ce livre.
Ouvrons la première page ensemble, voulez-vous ? «
Mark Z. Danielewski :
La Maison des Feuilles, par Zampanò, avec une introduction et des notes de Johnny Errand, traduit par
Claro, deuxième édition remastérisée
Monsieur Toussaint Louverture ». Éléments fictifs et réels se mêlent déjà sur cette première page comme ils continueront à le faire tout le long du livre. de plus, elle vous présente la forme du roman que vous allez lire. Voici dans le détail et sans spoils les différentes strates de l'histoire :
1 - La famille Navidson emménage et filme ce qui leur arrive.
2 - Deux courts-métrages et un film ont été produits à partir de ces enregistrements.
3 - Des analyses, critiques, interviews et autres articles spécialisés ont été réalisés comme pour toute production cinématographique à succès.
4 - Ces données sont analysées et compilées par Zampanò qui veut produire ainsi une sorte de thèse. Il n'aura pas l'occasion de la finir.
5 - Johnny Errand met la main sur le travail de Zampanò, le met en forme, l'annote et l'envoi pour édition.
6 - L'éditeur et le traducteur font leur travail, rajoutent quelques notes à l'occasion.
7 - Et vous voici là, lecteur, avec l'ouvrage entre les mains essayant désespérément de vous dépatouiller de ce schmilblick.
Donc, ce roman que vous tenez entre les mains prend finalement la forme d'une thèse. Une thèse qui va brasser toutes les interprétations possibles sur ce qui est arrivé aux Navidson, décortiquer leurs personnalités etc., tout cela de façon froide, factuelle.
Danielewski vous promènera allègrement entre les différents niveaux précédemment décris et ce n'est là qu'un aperçu du labyrinthe que vous allez devoir parcourir. L'utilisation du mot labyrinthe n'est pas anodine, mais vous verrez ça par vous-même. Pour ne pas se perdre, je vous conseille de vous accrocher à un fil d'Ariane très simple, une règle de base : une phrase commence par une majuscule et se termine par un point. Associez ce précepte bien connu à une certaine logique purement visuelle, un peu de méthodologie et vous ne vous perdrez pas. Notez bien que je n'ai pas dit que vous apprécierez forcément le voyage...
Parlons du livre en lui-même à présent. L'éditeur a fait un travail magnifique, l'ouvrage est beau. Un joli pavé de 17 x 23,5 x 3,5cm dont chacune des pages a son importance aussi dénudée ou étrange qu'elle puisse vous paraître. Enfin, vous aurez un dernier niveau de lecture ou niveau d'immersion à décrypter/subir : la typographie. Chaque « écrivain » possède sa propre police d'écriture, sa propre mise en page. C'est beau et propre, cela permet de s'y retrouver plus facilement... Pour mieux s'y perdre ! Les notes de bas de page sont abondantes et occupent parfois même plusieurs pages d'affilé. Certains mots/passages sont colorés et/ou barrés et la forme même du texte par moments évoque l'action décrite. Tout cela n'a qu'un seul but : renforcer votre immersion dans l'histoire à l'aide de procédés limite subliminaux. C'est à la fois instinctif et demandeur, facile à suivre et particulièrement tordu. Je me suis trouvé plusieurs fois à devoir marquer du doigt une fin de phrase pour lire une note de bas de page conséquente ou a devoir revenir en arrière pour vérifier une note, retrouver un passage laissé en suspension, etc. Prenez juste le temps de chercher
La Maison des Feuilles dans Google Image et vous verrez quelques dispositions de pages/planches véritablement atypiques. C'est très perturbant. Il n'est pas rare qu'il faille carrément tourner le livre dans tous les sens pour parvenir à lire/subir ce que vivent les personnages.
La folie et de mise entre ces pages. Que ce soient les errements des Navidson dans leur effrayante maison, les digressions de Zampanò, les critiques scientifiques et/ou philosophiques poussées parfois à outrance, la vie de misère de Johnny Errand ou vos propres tribulations pour essayer de savoir comment digérer ce livre. La lassitude guette à chaque page. Il va vous falloir organiser votre esprit de façon multi-focale afin de réussir à suivre toutes les intrigues en parallèle. Il faut s'accrocher, ne pas perdre de vue telle intrigue sous prétexte qu'on en évoque une autre, etc. Dans tous les cas, vous n'en sortirez pas indemne. Dégoûté peut-être, perdus dans ces méandres qui vous semblent lourds, sans queue ni tête, injustifiés. Vous allez sans doute vouloir abandonner. Je comprendrai sans soucis et pourtant vous conjure de ne rien en faire. J'ai personnellement réussi à le lire d'une traite, étonnamment rapidement tellement j'étais happé à l'intérieur. Il s'agit du genre de livre qui nécessite certainement plusieurs lectures pour le comprendre intégralement, et encore, rien ne garantit que vous ne découvrirez pas de nouvelles choses à chaque nouvelle lecture. Et pourtant, comme je le disais : tout a son importance.
Exemples : un chapitre entier est dédié au traitement de l'écho. Cette notion est décortiquée sur le plan scientifique, philosophique et mythologique. Cela peut paraître de prime abord complètement hors propos. Et pourtant, dans les chapitres suivants, quand l'écho sera simplement évoqué, vous aurez toutes ces significations possibles de l'écho qui vont venir vous chatouiller le coin de l'esprit. Ces significations, ces possibilités juste en coin vont venir donner un relief énorme à un simple mot, une simple phrase. de la même façon, la mise en couleur du mot maison lui donne une certaine aura.
L'obscurité règne dans les dédales de la maison. de la même façon, elle vous envahira et ce sera votre imagination, et non pas les mots de l'auteur, qui la peuplera de vos cauchemars à son propre gré. J'ai fait une erreur une fois : j'ai lu un chapitre avant de dormir. Au réveil, la chambre est décomposée en niveaux de gris foncé, j'ai eu trois secondes de pure peur à demander à mon cerveau encore embrumé de sommeil ce qu'était cette forme sombre à quelques centimètres de ma tête. C'était mon p***** d'oreiller ! Laissez-moi vous dire que c'est long trois secondes. Mon esprit avait déjà commencé à donner de multiples formes à cette « créature-obscurité » pour reprendre les termes du livre. Jamais depuis que je suis adulte, un livre ou une oeuvre de fiction quelconque ne m'avait fait cet effet-là. D'autant plus que je ne l'ai pas spécialement ressenti pendant la lecture, c'est vicieux. Donc la lecture avant de dormir, ouais, j'adore, mais pas ce livre.
C'est vraiment bizarre, au fond, ce qu'on veut savoir, ce qu'on a envie de lire encore et toujours concerne les Navidson et leur maison, c'est ce pourquoi on a acheté le livre, c'est la racine de l'oeuvre. Tout ce qui tend à s'en éloigner nous frustre. On se dit que l'auteur a fumé, qu'il a voulu faire compliqué pour flatter un ego démesuré. Que nenni ! C'est de cette frustration, de ces digressions apparentes que sont nées la puissance et la profondeur du livre. Sinon, ce serait un roman d'horreur tout ce qu'il y a de plus classique.
Confrontez-vous aux ténèbres, tenez bien votre fil d'Ariane, gardez l'esprit ouvert et alerte afin d'appréhender toutes les possibilités et intrigues en même temps. Car c'est dans le noir, la non-certitude et dans la multiplicité des hypothèses que repose toute la beauté de cet ouvrage. Il n'y a pas de solution, que des "peut-être" et aucun consensus.
PS : Un grand merci à Onee-Chan pour cette découverte magistrale ! L'étrangeté de « Et dormir dans l'oubli comme un requin dans l'onde » fait bien pâle figure en comparaison de cette Maison des Feuilles.