[...] Cet ouvrage de fantasy historique s'abreuve dans les eaux du port de la République de Marseille de la fin du XVIème siècle (métaphore à ne pas reproduire chez vous si vous tenez à votre santé), parenthèse d'indépendance méconnue et rapidement contrariée par un dessein monarchiste écrasant.
S'il n'en altère ni le dénouement ni les grands acteurs, l'auteur ajoute à l'Histoire (notez la majuscule) un élément fantastique : l'Artbon, magie qui corrompt son utilisateur et détruit ses ennemis autant qu'elle guérit les nécessiteux et soulage les maux.
Dans une interview très complète qui clôt l'ouvrage,
Jean-Laurent del Socorro précise qu'étant comédien de formation, il a souhaité imprimer à son roman la forme d'une tragédie.
Cela s'apprécie dès que l'on cherche à résumer le roman : dans un Marseille clos car assiégé, des personnages en fin de vie (physiquement ou moralement) croisent, décroisent et luttent contre les fils de leurs destins respectifs.
Ainsi, Axelle et Gilles les mercenaires, Victoire et Silas les assassins, Armand et Roland les artbonniers et Gabriel le chevalier sont-ils aux prises avec leurs décisions passées et celles à venir alors que l'Histoire s'impose à eux.
La forme tragique ne fait donc aucun doute : on retrouve cette omniprésence du destin chez les personnages propre au genre, ce nombre limité de personnages interagissant dans le même temps, cette construction qui place le début du récit et sa fin à seulement quelques heures d'intervalles, et, bien sûr (vrai-faux spoiler) sa fin partiellement malheureuse.
Toutefois, en représentant de notre siècle, l'auteur s'affranchit de la dimension cathartique, c'est-à-dire purificatrice, de la tragédie. Il rend l'ensemble plus humain, et bien moins empreint de manichéisme et d'absolu moral. Les personnages ne sont pas nobles, ne semblent pas naturellement soumis à un haut destin et réagissent autant par devoir que par bas instincts. Ni personnages mythologiques ni plébéiens rabaissés, ils sont nous dans notre pleine humanité.
En dépassant l'exagération des passions, l'auteur créé de fait une alternative positive à la catharsis, fondée non sur la crainte de l'éventuelle fureur divine (homme de notre siècle disais-je) mais sur la poursuite d'un intérêt commun et la prise de conscience de l'importance de nos choix.
[...] Outre la construction particulièrement intelligente, deux éléments principaux font de
Royaume de vent et de colères une oeuvre réussie.
Le premier, est sans aucun doute le traitement des personnages au fil des pages de ce roman choral.
[...] L'auteur choisit d'ailleurs une chronologie éclatée qui permet un attachement aux personnages bien plus intense que dans un récit strictement linéaire. Concrètement, cela signifie que le premier et le dernier quart du roman, représentant les heures fatidiques (littéralement, j'y reviendrai) précédant la chute de Marseille, encadrent une série de flash-back dont les dates et les événements s'entremêlent jusqu'à atteindre ce point culminant.
Les personnages nous sont donc présentés en relatif danger, ne serait-ce qu'à l'échelle de l'Histoire et alors qu'on prend à peine la mesure de ce danger, ils nous sont soudain donnés à voir sous un angle sensible, nous conduisant à nous attacher. Cela nous place dans l'inconfort, pour les plus optimistes d'entre nous, voire dans un début de tristesse, pour ceux qui perçoivent l'immuabilité du destin des différentes figures qui traversent le roman.
Par ailleurs, l'auteur fournit un formidable travail de déconstruction des clichés inhérents à la fantasy. Pas de personnages archétypaux donc, mais des caractères cohérents, qui s'expliquent et se construisent petit à petit. le roman n'étant pas nécessairement très long, la prouesse est d'autant plus admirable.
[...] Bref,
Jean-Laurent del Socorro se moque de l'imaginaire collectif et se contente de créer les personnages qui lui plaisent, sans complaisance, sans jugement et sans artifices pour finalement former un casting brillant. A aucun moment ses choix n'apparaissent forcés ou même mus par une quelconque volonté, ce qui contribue sans nul doute à la richesse du récit en y apportant de la spontanéité et de la diversité.
Le second élément qui fait de ce premier roman un véritable succès est son travail formidable sur la notion de destin.
En animant ses personnages au creux de l'Histoire, l'écrivain les lie, et nous avec, au Destin, celui qui n'a ni répit ni pitié mais n'est ni hâtif ni malicieux. Celui, en somme, qui s'est déjà réalisé.
[...] C'est cette constance qui fait de ce roman une tragédie, parce que les lecteurs, et, au fond, les personnages également, savent ce qui va arriver. le roman ne raconte pas une aventure merveilleuse, car elle n'a pas eu et n'aura pas lieu et tout le monde le sait. le roman se borne à livrer les bribes de vie hallucinées de personnages que Dieu a abandonné à leurs destins.
[...] L'auteur interroge ainsi, à travers la notion même de destin, les questions de Dieu et de la mortalité, de l'amour et du rejet, de la vieillesse et des regrets. Sans pathos, il conduit ses personnages sur des routes sinueuses qui ne sont pas sans rappeler celles que nous arpentons chaque jour, dans une magnifique mise en abyme qui semble nous dire « Nos destins ne sont que l'Histoire des suivants ». [...]
So what ?
Je ne sais pas s'il est nécessaire de le préciser, mais j'ai aimé ce roman.
[...]Brillant. Juste brillant. Et érudit, et sensible, et tellement de choses à la fois qui font qu'on ne ressort pas indemne de cette lecture.
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