Tout comme
Guy Gavriel Kay, le français
Jean-Laurent del Socorro n'aime rien davantage que d'entremêler faits historiques et imaginaire.
Mais là où le canadien transpose le réel dans un univers fantasmé, Jean-Laurent, lui, préfère saupoudrer la vérité historique d'un soupçon presque invisible d'élément(s) fantastique(s).
Après
Royaume de vent et de colères, un premier roman remarquable autour de la volonté d'indépendance de la ville de Marseille, et après
Boudicca consacré à la révolte des Celtes contre l'Empire Romain, l'auteur change totalement d'époque à nouveau avec
Je suis fille de rage, énorme pavé de plus de 500 pages à propos de la Guerre de Sécession américaine.
Projet à la fois ambitieux et prometteur, la dernière oeuvre de Jean-Laurent del Socorro impressionne et secoue son lecteur.
Prélude aux charniers
Avant de vous causer du roman, quelques mots sur le conflit qui occupe le centre du récit de
Je suis fille de rage.
La Guerre de Sécession américaine commence en 1861 et s'achève quatre ans plus tard en 1865 avec la reddition du général confédéré Robert E. Lee.
Elle oppose les états dits du Nord ou de l'Union, gouvernés par
Abraham Lincoln, et les états dits du Sud ou Confédérés, gouvernés par Jefferson Davis.
Pourquoi cette guerre ? Pour une raison politique, celle de l'esclavage et de son abolition, souhaitée par
Abraham Lincoln mais violemment rejetée par la Confédération dont l'économie florissante doit beaucoup à la main d'oeuvre bon marché représentée par les esclaves noirs des champs de cotons du Sud.
Outre son importance dans l'histoire des États-Unis (c'est encore à l'heure actuelle le conflit le plus meurtrier devant la Seconde Guerre Mondiale pour le peuple américain), la Guerre de Sécession symbolise d'une certaine façon le passage à la guerre « moderne » où les batailles à grande échelle produisent des massacres sans commune mesure avec ce qui s'est vu par le passé et, surtout, qui s'enracine sur des propos idéologiques forts.
Plus important encore, ce conflit jette les bases de certaines tactiques et concepts que l'on retrouvera par la suite sur le sol Européen et les grandes boucheries des deux guerres mondiales : la guerre totale qui mobilise industrie, journaux, ressources humaines et politiques, mais aussi la guerre éclair où l'armée se déplace trop rapidement pour que l'ennemi puisse se réorganiser efficacement, un concept brillamment mis en oeuvre par le général confédéré Nathan Bedford Forrest.
Autant dire que le choix de Jean-Laurent del Socorro n'a rien d'innocent…surtout que cette époque rassemble toutes les obsessions de l'auteur depuis ses débuts !
Lutter, encore et toujours
Je suis fille de rage offre en réalité une synthèse des idées et de l'oeuvre de Jean-Laurent del Socorro.
À nouveau, le récit romance l'Histoire en confrontant des personnages historiques tels qu'
Abraham Lincoln, Robert E. Lee, Ulysses Grant ou encore William Sherman à des gens du commun sortis de l'imagination fertile de l'auteur.
Parmi eux, Caroline, fille d'une famille confédérée qui a décidé de combattre avec l'Union, Minuit, une ancienne esclave Noire qui s'est engagée dans les rangs des abolitionnistes ou encore la capitaine Halliburt, contrebandière confédérée farouchement indépendante.
En mélangeant petite et grande histoire, Jean-Laurent fait ce qu'il aime le plus et parle, évidemment, de tout ce qui l'obsède : la volonté d'indépendance, la lutte contre l'injustice raciale, l'égalité homme-femme, la cruauté des puissants, la nécessité de se battre…vous l'aurez compris tout y est !
Je suis fille de rage incarne la somme des combats de son auteur et tente d'imbriquer le tout dans une histoire dense et ambitieuse qui, si elle boîte parfois au départ (on pense aux rares pages à visée humoristique totalement loupées), finit par payer grassement par la suite.
Pour asseoir cette épopée, Jean-Laurent structure son récit en très courts chapitres où se succèdent événements romancées, traduction de lettres historiques, gros titres de journaux d'époque, extraits de textes de lois… Ce melting-pot un peu foutraque aurait pu très mal finir mais l'auteur a la brillante idée d'adapter la forme du texte à sa démarche littéraire en utilisant des repères aussi simples qu'efficaces en guise d'entête : drapeaux confédérés ou unionistes, alignement vers la gauche ou vers la droite selon le front, chronologie minutieuse et même mini-carte pour situer l'action pour le lecteur.
Mieux encore, Jean-Laurent utilise des personnages point-de-vues nommés comme des héros de fables : le Brigadier qui n'est le majordome de personne, le Sorcier qui invoque le Dragon, le Général qui ne compte pas ses morts… un procédé curieux au départ mais qui paye rapidement en donnant une originalité quasi-théâtrale aux personnages historiques tout en interpellant également le lecteur de façon à lui faire mieux retenir qui parle et qui agit dans le chapitre correspondant.
Si
Je suis fille de rage réussit aussi brillamment sur le plan narratif, c'est certainement grâce à ces astuces simples mais particulièrement efficaces.
Moderniser l'ancien
Outre la synthèse thématique proposée par ce troisième roman,
Je suis fille de rage s'appuie sur une guerre préfigurant les massacres guerriers du XXième siècle pour en retirer les propos politiques, sociaux et économiques.
Avec habilité et ne perdant jamais de vue son histoire globale, Jean-Laurent offre un panorama des préoccupations de l'époque pour nous rappeler que, finalement, l'histoire a quelque chose de cyclique.
On retrouve dans ce sanglant conflit des éléments modernes comme le racisme, la volonté d'oppresser l'autre au nom d'un Dieu ou d'un principe, l'insignifiance des femmes ou encore le rôle central de l'économie.
Plus remarquable, le récit explique parfois la position des Confédérés tout en relativisant la supposée sainteté du Nord qui, lui aussi, a commis bien des choses discutables durant le conflit. Jean-Laurent arrive à nuancer son propos, à en tirer des conclusions sociales intéressantes mais aussi à exposer au lecteur que la simple relecture des faits ne suffit pas, il faut chercher à comprendre pour pouvoir ne plus reproduire les mêmes erreurs. C'est d'ailleurs là le propre de l'Histoire et le français l'a bien compris.
Au cours de 500 pages de sa peinture romanesque, Jean-Laurent utilise de façon très discrète le fantastique en confrontant Lincoln à la Mort comme dans une pièce de théâtre macabre, un théâtre ô combien important pour le président américain. Son explication cryptique de la véritable signification du terme « Maison Blanche » ainsi que sa constante volonté de montrer Lincoln dans ses bons et mauvais côtés font de
Je suis fille de rage un récit passionnant bien au-delà des événements guerriers qui le parsèment.
Mais ce sont finalement les petits personnages, inventés mais cruellement authentiques, qui donnent la véritable mesure du roman.
Nous sommes fil(le)s de rien
Derrière les nombreuses figures historiques et leur brillante relecture par Jean-Laurent, ce sont encore et toujours les beaux personnages discrets issus de l'imagination de son auteur qui offre à
Je suis fille de rage son côté émouvant et authentique.
Caroline, Minuit, Kate, Jenny… autant d'acteurs qui n'ont rien à faire dans ce théâtre sanglant à première vue. Et pourtant…
Pourtant, une nouvelle fois, Jean-Laurent nous la joue à la Rome pour offrir une autre perspective au conflit des grands. Il explore à travers ces petites gens les conséquences du racisme et de l'intolérance, de la violence et du rejet.
Ce n'est que par leur destin que le roman peut véritablement illustrer le propos de la guerre et les conséquences de toutes ces grandes manoeuvres sur le peuple lui-même.
Témoins de l'époque, témoins des champs de bataille, témoins des rêves échoués, les acteurs secondaires de
Je suis fille de rage lui donne une âme humble et poignante qui ajoute la dernière pierre à cette oeuvre-somme de Jean-Laurent del Socorro : celle des fil(le)s de rien qui ont pourtant tout enduré.
Jean-Laurent achève son projet d'union romanesque. Fusionnant historique et fantastique, faits et fantasmes, humanité et cruauté, guerre et paix,
Je suis fille de rage explore un conflit primordial aux implications morales, sociales et politiques indéniables. Construit de façon brillante, narré de manière fascinante,
Je suis fille de rage fait entrer le profane dans l'Histoire avec un grand H et le fait sortir par la porte du fond, juste à gauche du coeur.
Simplement passionnant.
Lien :
https://justaword.fr/je-suis..