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Éblouissant, consternant, bouleversant ! Non, je ne cite pas une série de qualificatifs d'un quelconque bandeau promo rouge entourant ce livre. C'est le fond de mon ressenti que vous avez sous les yeux, là. L'éditeur ActuSF a bien senti qu'il avait une pépite et qu'il lui fallait un écrin à la hauteur. L'objet est superbe, digne des collections à l'ancienne mode 19ème ou début 20ème. Quand je l'ai eu entre les mains la première fois, je me suis dit « quand même, ils exagèrent un peu, là. ». Mais non, le contenu mérite le contenant. Or donc, Je suis fille de rage conte la guerre de Sécession, dans tous ses détails. L'auteur a compilé une variété de sources historiques impressionnante, jusqu'à traduire des lettres de Grant, de Sherman ou De Lee. Je ne doute pas qu'il a lu toute la bibliographie qu'il propose à la fin de son roman. J'ai de mon côté lu cette oeuvre avec le livre d'André Kaspi « La guerre de Sécession – les États désunis » toujours ouvert à côté. L'aller-retour peut simplement être décrit comme un écho qui rebondit d'un livre à l'autre, sans déformation de note. C'est un roman, mais avec une structure tirant un peu sur le livre d'Histoire. Aux chapitres courts nous confiant les pensées de personnages célèbres ou inventés, évoluant dans les hautes sphères ou dans la boue de la bataille, se mêlent les fameuses lettres dont j'ai parlé avant ainsi que des titres de journaux (traduisant l'ignorance des événements du front ou les tentatives de maintenir le secret pour éviter la déprime de l'opinion). N'allez pas croire que c'est ennuyeux. Cela renforce la réalité de cette guerre à nos yeux éloignés ; sa modernité aussi, la presse et l'opinion influent sur les stratégies. Mais c'est un vrai roman qui pénètre à merveille dans les âmes des participants, où qu'ils soient. Jean-Laurent del Socorro emploie un style différent pour chacun et les fait évoluer. Sherman passe d'une attitude navrée devant le carnage de Shiloh, préoccupé par l'image de « dingue » que la presse de l'Union déploie à son endroit, à une machine à tuer qui a perdu son âme en perdant son fils. Nathan Forrest me fait l'effet d'un illuminé porteur d'un message de Dieu sanglant pour les Nordistes et les Noirs. McClellan passe pour un rigolo inconscient ; il cherche à épargner la vie de ses soldats mais son attentisme n'est pas loin de mener au fiasco pour l'Union. Au contraire Grant broie les vies de ses hommes comme s'il s'agissait d'une ressource comptable pas chère – à l'image des généraux de la première guerre mondiale – mais ce rouleau compresseur va tactiquement se révéler payant. Des personnages qui ne font que passer nous aspergent d'humour pour nettoyer l'horreur (ah cet hommage à Autant en emporte le vent. Fendard !) J'ai été encore plus touché par les personnages inventés : Caroline la fille du Sud qui prend les armes pour le Nord, la superbe Minuit au franc-parler qui rafraîchit, la forceuse de blocus française Jenny et l'ancienne esclave Kate. Elles sont toutes bouleversantes. Qu'elles soient plongées au coeur de la bataille ou en train de pleurer un frère, elles confirment que la douleur d'un seul est souvent plus poignante que le massacre d'un millier d'anonymes. Quant à Lincoln, il ne se livre pas. C'est la Mort, avec laquelle il est engagé dans un dialogue permanent, qui tente de deviner ses pensées, ajoutant une touche de fantastique au récit. La Mort apparaît touchante, presque compatissante, un passeur respectueux et amical. L'auteur lui donne une sorte de mission : guider Lincoln vers l'abolition de l'esclavage, lui faire comprendre que c'est ça le véritable enjeu de cette guerre et pas la simple unité du pays, qu'il ne gagnera pas tant qu'il n'associera pas cet idéal à la guerre. Car l'auteur s'engage dans ce roman. Il veut percuter le lecteur avec des messages qui risquent à tout moment de se perdre : l'esclavage est une honte, le sort des Noirs ne s'est pas beaucoup amélioré, la guerre est une horreur, les femmes peuvent faire aussi bien que les hommes dans tous les compartiments, et aucune orientation sexuelle n'est « diabolique ». Jean-Laurent del Socorro s'engage dans tous ses écrits en fait. Ce roman vient confirmer, s'il en était besoin, que l'on a affaire à un grand auteur qui mérite une large diffusion. Ne lui collez pas une étiquette SFFF réductrice. Il écrit l'Histoire aussi bien qu'une Margaret Mitchell. + Lire la suite |