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Citations sur Les Lances du crépuscule (19)

Wajari ne revient pas à la maison avec moi, mais m'annonce d'une voix sereine qu'il va déféquer dans la rivière. La purification doit se poursuivre jusqu'à son terme par une immersion dans les eaux encore très froides du Kapawi et l'évacuation au fil du courant des derniers déchets. Je devrais à notre camaraderie naissante de l'accompagner dans cette activité que les hommes liés par l'affection mènent toujours en tandem, mais j'ai renâclé jusqu'à présent devant cette soumission excessive aux obligations de l'observation participante. Légèrement en aval de la petite anse dédiée aux activités ménagères, Wajari fait un tapage de tous les diables : il bat l'eau de ses mains en poussant un hululement soutenu qui s'élève des vapeurs de la rivière comme une corne de brume. Il s'interrompt par moments pour hurler triomphalement : "Je suis Wajari! Je suis Wajari! je suis fort! je suis un jaguar qui va dans la nuit! je suis un anaconda!" Le contraste est saisissant avec la douceur des tableaux domestiques qui précèdent. Evanoui le tendre père, disparu l'hôte attentionné; c'est bien un guerrier qui maintenant exalte sa gloire dans l'aube attentive.
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Hormis les rivières, espaces fugaces et en perpétuel renouveau, aucun lieu ici n'est nommé. Les sites d'habitat sont transitoires, rarement occupés plus d'une quinzaine d'années avant de disparaître derechef sous la forêt conquérante, et le souvenir même d'une clairière s'évanouit avec la mort de ceux qui l'avaient défrichée. Comment ces nomades de l'espace et du temps ne nous paraîtraient-ils pas énigmatiques, à nous qui portons tant de prx à la perpétuation des lignées et des terroirs et qui vivons en partie sur le patrimoine et la renommée amassés par nos aïeux?
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Les femmes et les enfants sont enterrés quelques pieds à peine sous le peak où ils avaient coutume de dormir, seul espace qui, dans la vie comme dans la mort, leur appartienne en propre au sein de la demeure commune. Il en va autrement pour un homme. C'est toute la maison qui est son domaine, il en est l'origine et le maître, il lui donne son identité et sa substance morale. Elle deviendra donc son sépulcre solitaire lorsque, après avoir enseveli son corps entre les piliers centraux, la famille abandonnera les lieux pour s'éparpiller aux quatre cents de la parentèle. Afin que ce lien entre la maison et celui qui l'a fondée apparaisse de façon plus tangible, l'on dispose parfois le mort dans la posture de l'hôte recevant les visiteurs. Assis sur son chimpui au fond d'une petite fosse circulaire que protège une clôture de pieux, les coudes sur les genoux et la tête posée sur les mains, coiffé de la tawasap et ceint de ses baudriers, il maintiendra sa faction macabre jusqu'à ce que la toiture s'écroule sur ses os blanchis et que commence à disparaître, sous le grouillement conquérant de la végétation, toute trace du site qu'il avait jadis policé.
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Bien souvent , les maux qui affligent le client d'un chamade sont imaginaires ou de type psychosomatique. J'ai vu plusieurs fois des gens quasiment à l'article de la mort, ayant abdiqué toute volonté de vivre tant ils étaient persuadés que rien ne saurait les délivrer de leur ensorcellement, et dont j'aurais pourtant parié qu'ils étaient en parfaite santé, vu l'absence apparente de tout symptôme préoccupant. Entraînés par l'un de leurs proches chez un uwishin renommé dont ils gagnaient la demeure avec une peine infinie, ils s'en revenaient quelques jours plus tard d'un pas vif et la mine florissante, délivrés d'un tourment qui n'avait sans doute jamais eu de base organique. Parce qu'ils apaisent l'angoisse de ceux qui les consultent, parce qu'ils les délivrent de l'aliénation terrible du face-à-face avec la douleur et l'inconnu, les chamans arrivent même à provoquer un mieux-être temporaire chez des gens réellement malades, toute détérioration postérieure de leur état apparaissant moins comme le signe d'un échec que comme l'indice d'un nouvel ensorcellement sans rapport avec le premier. Contrairement à ce que pense avec une certaine naïveté les missionnaires catholiques qui imputent le présent mercantilisme des chamans jivaros à une navrante dégradation des valeurs antiques, il semble bien que le réconfort apporté par la cure soit proportionnel à son prix. Chacun sait ici que la guérison est d'autant plus rapide qu'elle a coûté plus cher, les chamans ayant compris ce que les psychanalystes ont découvert tardivement, à savoir qu'il faut littéralement "payer de sa personne" pour faire d'une situation de dépendance la condition de son propre salut.
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Rien n'empêcherait, par exemple, les Shuar ou les Quichuas de fabriquer des sarbacanes, du curare ou des tawasap, puisque tout indique qu'ils le faisaient encore dans un passé récent : la matière première s'est amenuisée mais n'a pas disparu, et le savoir-faire pourrait être facilement revivifié. S'ils ne le font pas, c'est d'abord qu'ils trouvent leur avantage à obtenir ces produits difficiles et longs à fabriquer en échange d'une pacotille relativement bon marché et qui leur est d'un accès facile. Hormis ce simple motif d'intérêt, la répartition entre tribus des spécialisations artisanales et commerciales aboutit également à faire du troc un instrument forcé d'interaction régionale.: par lui se tissent des relations durables de dépendance réciproque entre des groupes d'hommes qui pourraient parfaitement vivre en autarcie. Fondé sur une rareté artificiellement maintenue, codifié dans les obligations mutuelles des amik, nourri par les détours erratiques du capitalisme marchand, l'échange à longue distance répond donc autant é une nécessité économique qu'à la volonté politique de maintenir une forme de liaison entre des gens qui s'apprécient assez peu.
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L'obsession de rendre raison, pour employer une vieille formule platonicienne, a valu bien des reproches aux ethnologues. Combien de fois ne s'est-on pas gaussé de leurs prétentions à révéler, mieux que les hommes et les femmes qu'ils avaient étudiés, les ressorts fondamentaux d'une culture avec laquelle ils n'avaient eu qu'un contact assez bref? On a voulu voir dans cette ambition un témoignage du mépris dans lesquels ces professionnels de l'altérité tiendraient le savoir réflexif des sociétés qu'ils prétendent expliquer. La volonté de dépasser le sens commun n'est pourtant pas l'apanage des seuls ethnologues. Personne ne se scandalise lorsqu'un sociologue nous explique les mécanismes de reproduction de nos élites ou lorsqu'un linguiste nous montre les distinctions implicites qui gouvernent l'organisation des temps du verbe français. Nous admettons que, chacun dans leur domaine, ces savants maîtrisent un savoir spécialisé, susceptible de jeter sur notre réalité quotidienne un éclairage entièrement original que notre seule connaissance intuitive serait incapable d'apporter. Pourquoi se choquer dès lors que certains d'entre nous aient choisi d'élucider l'inconnu non pas au coin de la rue et en notre langue, mais au-delà des mers et en des idiomes aux consonances étranges? L'on prétend parfois que les sociétés sans écriture jouissent du privilège d'être entièrement transparente à elles-mêmes, mais qu'étant trop étrangères à notre manière de voir, elles en peuvent que nous demeurer à jamais opaques. Loin de combattre efficacement l'ethnocentrisme, cette idée romantique conduit à reconstituer l'ancien clivage entre Nous et les Autres. Sous couvert de respect envers une différence culturelle jugée trop vaste pour être véritablement comprise, resurgissent ces incompatibilités que l'on croyait révolues entre connaissance sensible et connaissance scientifique, entre mentalité prélogique et pensée rationnelle, entre sauvages et civilisés. Voilà de trop commodes distinctions de nature qu'un racisme toujours dispos serait bien heureux de voir remises au goût du jour.
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Cette faculté qu'ont mes compagnons d'improviser dans l'instant bien des choses dont ils ont besoin ne cesse de m'émerveiller : un harpon de pêche, un radeau en balsa pour traverser une rivière, une corde pour amarrer une pirogue, une longue perche pour la pousser, un panier pour transporter un chargement imprévu, un métier à tisser ou un lit pour les visiteurs, tout cela est confectionné sur-le-champ lorsque les circonstances l'exigent et souvent abandonné aussitôt que l'usage ne s'en fait plus sentir. Il est vrai que l'équipement matériel des Indiens peut paraître rudimentaire à un œil non averti ; mais c'est qu'ils dédaignent de s'embarrasser d'ustensiles que leur ingéniosité et un emploi du temps peu contraignant leur permettent de recréer à tout moment. Cette sage disposition a été mal interprétée par notre civilisation technicienne : depuis les débuts de l'ère coloniale, elle alimente les accusations d'imprévoyance que nous portons à l'encontre de tous les peuples qui ont récusé l'accumulation des objets pour ne point entraver leur liberté de mouvement.
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- Mon frère Wajari, chez qui tu vis depuis longtemps avec ta femme, il me demande de te dire qu'il aimerait être ton amie. Nous, les Achuar, lorsque nous pensons à quelqu'un avec affection et que nous voulons être comme son frère, alors nous nous faisons amis. Maintenant que tu vas rester parmi nous, tu dois avoir un ami qui va te protéger et te nourrir ; car tu ne sais pas vraiment chasser comme nous les Achuar, et si tu n'as pas d'amis pour te donner du gibier, qu'est ce qu'elle va manger ta pauvre Anchumir ? Elle sera très malheureuse et va peut-être te quitter.
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Malgré la curiosité toujours en éveil et la routine du travail d’enquête, chaque jour qui passe est englué dans des filaments d’éternité ; notre existence se met doucement entre parenthèses.
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La relative indifférence des Achuar à l'égard de leurs remèdes végétaux-en parfait contraste, il faut le souligner, avec l'image mythique que se font des Indiens d'Amazone les amateurs européens de "médecine douce"- n'est nulle part plus évidente que dans leur traitement des maladies de peau ou des infestations parasitaires.
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