La cellule de crise du ministère des Affaires Étrangères appelle monsieur Désérable : impossible de concrétiser votre projet d'aller en Iran, ce pays est sur liste rouge, les seuls français qui y résident et n'ont pas fui devant les dangers d'arrestation et de détention arbitraire, sont en prison. Renoncez.
Au même moment, le vol à destination où se trouve notre héros va décoller.
Dès les premières pages, voici l'humour de l'auteur, le long de son « l'usure d'un monde », pastiche et hommage à
Nicolas Bouvier, «
l'usage du monde, » qu'il cite en exergue: « Ici, où tout va de travers, nous avons trouvé plus d'hospitalité, de bienveillance, de délicatesse et de concours que deux Persans en voyage n'en pourraient attendre de ma ville où pourtant tout marche bien », et dont il déclare qu'elle est sa Bible.
Plus que ça, il est ensorcelé.
Lire
Nicolas Bouvier, c'était prendre la vraie mesure du monde, et prendre la route devient une expérience unique, répétée au fil des années et des pays.
Donc, Désérable voyage jusqu'à Téhéran, en 2022, chose interdite par les Affaires Étrangères, et donc pas couverte par l'Ambassade de France si les choses se gâtent.
Voilà pourquoi : le Covid a assigné à résidence les jeunes qui voulaient justement bouger, et, lorsqu'ils émergent, fin 2021 en Iran, une étudiante iranienne, Mahsa Amini, accusée d'avoir mal ajusté son voile dont personne ne peut discuter l'utilité (car voir un cheveu de femme peut réveiller le désir de l'Homme, qui, lui, est sacré, mais pas la peine d'en rajouter), bref, cette étudiante se fait tabasser, torturer et … tuer.
D'où l'urgent besoin, au-delà de l'inconscience de l'auteur, d'aller voir de plus près.
Pourtant, la peur paralyse et notre voyageur se rend compte de l'audace de celles et ceux qui se sont, à propos d'un voile, affrontées au pouvoir de Khameini.
Oui, oui, j'ai bien dit Khameini, et pas avec un o. Une lettre a changé, mais la dictature religieuse reste inchangée, même les deux barbus paraissent identiques.
Soulèvements inattendus du peuple iranien qui hait le dictateur/ religieux, la peur avec le goût du sable dans la bouche est avalée pour faire place au courage. Car les femmes ont arrêté de porter le voile, elles qui ne connaissent pas vraiment leur ennemi, « le boulanger qui chaque matin vous vendait une galette de pain, le serveur du restaurant où vous aviez vos habitudes, le chauffeur de taxi, l'épicier, l'employé de banque, votre voisin de palier, et même le jeune gars sympathique », et d'autres, avec une vraie tête « à vous donner un baiser au jardin des Oliviers. »
Derrière ces ennemis déguisés, s'agitent les pasdarans, la garde prétorienne du régime musclé des mollahs, car en Iran le religieux règne sur le politique.
Les femmes pourtant tiennent tête sans voile.
La torture y est une tradition depuis le père du Shah et de son père : nous pouvons allègrement remonter jusqu'en 1387, nous dit l'auteur, « quand Tamerlan fit couper quarante mille têtes pour célébrer la prise d'Ispahan ». La torture, au départ pour un prétexte futile, est suivie de comparution devant un tribunal révolutionnaire qui conclue imperturbablement « inimitié à l'égard de Dieu » ou autre, et c'est la mort. Procès, révision du procès, et toujours la même issue : la mort.
C'est dans ce contexte que
François Henri Désérable voyage, sans se faire d'illusion. Et produit à son retour un merveilleux petit livre, récit de voyage autant qu'analyse politique, mettant en avant la force de ces femmes et de ces hommes qui osent, au péril de leur vie, s'opposer clairement au pouvoir des mollahs (« prêtres de l'islam chiite, l'équivalent des imams ou des oulémas dans le monde arabe. Des érudits capables d'interpréter la charia ».
Le tout avec un humour se plaçant au-dessus, et une manière rapide de présenter la situation.
Et puis, il y a la beauté de la place immense d'Ispahan, et puis il y a les jardins, lorsque l'on sait que le mot perse veut dire « paradis ». Et puis il y a les bazars. Et les mausolées, et les nombreux édifices, dont Persépolis, la cité de Darius, mise à feu par Alexandre, et dont les restes de pierre peuvent encore nous émouvoir, ainsi que les pages de
Pierre Loti sur le sujet. Et puis la gentillesse de ce peuple martyrisé.
Parmi le noir des tchadors, une poésie s'insinue, à la pensée du courage des iraniens, et aussi, une réflexion sur le fait de voyager : touriste, doux dingue, inconscient, rencontrant sur son chemin plus déterminés que soi ? cherchant une autre culture? ou se cherchant soi ?