«
Les âmes et les enfants d'abord »
Isabelle Desesquelles (Belfond 105p.)
Lettre ouverte (non postée)
Madame
Desesquelles
D'abord permettez moi une réflexion en forme de question (mais ce n'est pas la première fois que je me la pose) : la littérature a-t-elle un sexe ? Bien que partageant modestement l'avis de
Belinda Cannone, ma figure féministe de référence (grosso modo : « les différences de personnes, interindividuelles, sont plus prégnantes que les différences de genres ») je finirais presque par penser que oui, en tous cas la vôtre ; avant de commencer ce court récit, j'ai jeté un oeil sur Babélio : 16 critiques, dont 15 de lectrices, une seule d'un lecteur… Ce qui donne matière à réfléchir, avant même de vous lire.
Ensuite, je vous en veux. de quel droit avez-vous volé mes mots ? Ou plutôt, qu'est-ce qui vous autorise ainsi à écrire, avec talent, des mots que je ne sais, que je n'ose, que je ne peux ni ne veux écrire ? Des mots qui m'embêtent, mais qui sont les miens, des ressentis qui me chahutent, moi ? Car enfin, face à cette mendiante croisée un jour dans un hiver vénitien, et qui vous poursuit de son regard absent, de sa main tendue, de sa pauvreté insupportable, de ses vêtements en loques, et dont le souvenir vous taraude et vous bouscule à chaque nouveau pauvre croisé dans les rues de Paris, face à chaque nouvelle question de votre enfant à propos de ces incompréhensibles injustices, à chaque étalage indécent de richesses aussi obscènes qu'inutiles quand la faim tord des ventres en bas de chez vous, face à tous cela, vous dites « Je »… Alors que ce « Je » que vous évoquez, c'est bien moi (nous) ! C'est bien mon (notre) regard fuyant dont vous me (nous) renvoyez l'image, c'est bien de ma (notre) surdité égoïste dont vous parlez. Ces arguments qui n'en sont pas, ces excuses à ne rien faire, à s'enfermer dans mon (notre) confort, ce sont les miens (les nôtres). Cette culpabilité qu'on cherche à effacer, c'est bien la mienne.
Madame
Desesquelles, vous me (nous) dérangez ! Vos mots qui semblent a priori si autobiographiques, me (nous) secouent. Vous perturbez ma (notre) sieste satisfaite, vous titillez inconsidérément ma (notre) lâcheté.
Mais, au fait, n'est-ce pas justement le travail d'un écrivain de talent, de tout véritable auteur, de me (nous) déranger ? Il n'y a parfois même pas besoin d'en faire tout un roman, vous y êtes fort bien parvenue ici sans chercher la fiction.
Alors, finalement, merci Madame Desquelles de m'avoir secoué un moment. Ce que je vais faire de cette secousse ? Je n'en sais rien, et d'ailleurs la blessure était déjà là, vous avez juste mis le doigt (vos mots) dessus, au moins en ravivant un peu la plaie, vous me rappelez qu'en dehors de mon aquarium confortable, dans la jungle au pas de ma porte, ou juste à ma frontière…
Merci pour cela, Madame
Desesquelles.