Dans «
Manger l'autre », l'écrivaine et poète mauricienne
Ananda Devi dénonce les dérives consuméristes du monde contemporain à travers la hargne d'un personnage obèse au delà de l'entendement.
Le livre s'ouvre avec cette phrase glaçante : « Je me dévore dans une exquise absence de souffrance » et l'ensemble du livre est à l'image de cette ouverture corrosive. Un roman dérangeant qui marque davantage par sa noirceur que par l'humour mis en avant par l'éditeur sur le bandeau promotionnel.
Contrairement à ses autres livres, qui prenaient place en Inde ou à Maurice,
Ananda Devi ne mentionne pas le lieu du récit, bien qu'on devine une société néolibérale gouvernée par la consommation, vautrée dans les excès en tous genres et défigurée par des comportements narcissiques guidés par les réseaux sociaux.
Grossissant au fil des pages, la narratrice devient l'objet d'une métaphore gargantuesque, au risque de friser l'exercice de style. Tout le champ lexical de l'adiposité est mis au service de cette chair exponentielle dont la vision renvoie chacun à ses propres phobies: l'altérité, la perte de contrôle, le handicap, l'apparence.
Le comportement du père, qui reste dans le déni face à l'obésité grandissante de sa fille, jette sur ce récit un sacré malaise. Est-ce parce que, foetus, elle a avalé sa soeur qu'elle a grossi sans cesse depuis sa naissance ? Contrairement à sa mère, son père ne lui en veut pas, il la nourrit pour deux et lui parle comme si elle était deux. Jamais “tu”, toujours ce “vous” morbide. Dans cette schizophrénie qu'il lui impose, elle n'a pas la place de vivre. Des maltraitantes au lycée au harcèlement qui la poursuit à la maison par le biais des réseaux sociaux, la narratrice cache son mépris d'elle-même, remisée dans sa chambre, guettant l'odeur de figure qui donnera une raison d'être à cette vie de souffrance.
Le sujet est donc hautement intéressant mais l'attitude du personnage risque de rebuter plus d'un lecteur. Nourri par le dégoût, la haine, un monologue se met en place quitte à laisser de côté les lecteurs. Si le calvaire que vit cette ado est indéniable, on peine à ressentir de l'émotion pour elle. Internet – le thème du voyeurisme en général – n'est que bien peu exploité alors qu'il offre d'innombrables possibilités. En définitive, en refermant ce roman, on peut regretter un quatrième de couverture trompeur. La critique de la société annoncée n'apparaît qu'en filigrane, derrière une métaphore filée qui appelle davantage à une analyse de texte qu'à un plaisir de lecture. Au final, le discours de l'héroïne se révèle répétitif, voire poussif, et l'intrigue inaboutie.
«
Manger l'autre» reste malgré tout un écrit surprenant avec une fin inattendue. On ne peut nier que le sujet de l'obésité est abordé de façon originale avec ce brin de fantastique. Surtout, on ne peut rester insensible à la poésie qui inonde les réflexions de cette jeune femme mal dans sa chair.
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