Vous savez, je construit ma nouvelle vie comme un violon. C’est de l’accord entre toutes les parties que dépend la réussite. Je règle l’âme de la famille comme celle de l’alto que je suis en train de terminer pour l’orchestre de la cathédrale.
Dans l'isola de Crémone, Antonio Stradivari continuait de conduire sa vie dans le chemin qu'il s'était fixé le jour où Amati avait accepté de l('engager comme apprenti, en rayant de son esprit les vicissitudes de l'époque. D'ailleurs, de quelle époque était-il, ce géant à peine voûté, au regard plus juste que le plus précis de ses compas et dont la longue barbe grisonnante caressait le vernis du violon quand il l'approchait de ses yeux pour mieux en distinguer un infime détail ? Il était d'une autre race que les mercenaires qui s'étripaient le long des canaux de Lombardie jadis construits par un autre génie auquel il ressemblait par bien des côtés : Léonard de Vinci. Pour lui, chaque journée devait être pleine, harmonieuse et, surtout, lui permettre de construire une parcelle de son oeuvre. Quand il ne travaillait pas sur un instrument, c'est qu'il réfléchissait à la tâche du lendemain ou améliorait par des calculs, dont lui seul connaissait les supputations, le jeu des courbes qu'il disait toujours perfectible.
A soixante-six ans, Antonio Stradivari, père de onze enfants dont huit restaient vivants, assumait son devoir de père protecteur mais ne laissait pas sa vie familiale empiéter sur sa tâche. Il avait déjà fait beaucoup de bons violons dans sa longue existence mais il savait que ceux qui sortaient maintenant de son atelier devaient être jugés comme les meilleurs. Lorsqu'il pensait avoir particulièrement réussi un instrument, il réunissait l'atelier autour de ses fils Francesco et Omobono et en détaillait les caractéristiques principales. Il se faisait alors un grand silence et le maître parlait de sa dernière œuvre qu'il serrait avec amour dans sa main gauche.
Mais le violon est magie ! Tu le sais bien et elle commence par le choix du bois ! L'hiver et la lune descendante, cela signifie que la sève est au plus bas, condition indispensable pour obtenir plus tard une bonne sonorité. Enfin, nous verrons tout cela demain. Quand nous aurons choisi nos arbres, nous discuterons du prix avec les propriétaires. Il faudra aussi trouver des bûcherons car un bon sapin de lutherie n'est pas un gringalet facile à abattre. C'est un arbre vieux de deux siècles et mesurant à sa base plus de trois pieds de diamètre.
Sous l'oeil sévère, qui savait aussi se montrer paternel, de Niccolo Amati, l'apprenti Antonio Stradivari se montrait un élève appliqué et intelligent. Chargé de toutes les corvées, il s'acquittait de sa tâche avec bonne humeur et célérité pour pouvoir, même un court instant, regarder travailler le maître ou l'un des compagnons. Au début, ceux-ci, agacés par ses questions incessantes envoyaient promener le garçon. Puis, ils s'étaient aperçus, Amati le premier, que ses interrogations étaient toujours pertinentes et dénotaient une étonnante connaissance des instruments. Ils avaient aussi remarqué qu'Antonio possédait une oreille exceptionnelle.