J'ai l'impression que je pourrais raconter la même histoire tous les jours : à croire que je suis un caillou de plus dans les graviers de la cour, à qui on veut rappeler sans arrêt que sa place est par terre et pas chez les humains.
Nos regards se croisent, on n'échange pas un mot. J'ai l'impression que si je pleure, elle pleure aussi.
Je regarde mon ventre, des bleus se perdent dans les vagues de chairs et d'os. Je peux retracer ma semaine de cours en suivant l'itinéraire des yeux : l'ecchymose sur mon avant-bras droit c'est lundi, quand Laurent m'a poussé contre la rambarde du grand escalier, la griffure sur mon flanc gauche c'est mardi, quand Vincent s'est pris pour un ninja avec la pointe de son compas pendant le cour d'arts plastiques, les bleus sur ma hanche droite et sur ma cuisse c'est mercredi, quand ils ont joué à celui qui arriverait à me mettre le plus de side-kicks en une journée, et ils ont trouvé ça tellement drôle qu'ils ont continué le jeudi.
Je cesse lentement d'être son fils, comme si, à force de déceptions, son esprit faisait le flou sur moi.
J'veux plus me taire, j'veux plus me taire parce que ça me tue, vraiment ça me tue. J'ai trop de bleus à l'intérieur. Papa, c'que j'veux c'est mourir, tu comprends pas ?
Je sais qu'il n'est pas fier de moi mon père, qu'il voudrait que je sois différent.
Qu'il préférerait avoir un fils comme Vincent, qui sache cogner, en imposer. Mais je suis petit, maigre, j'ai une voix de crécelle, j'impressionne pas les autres ; quand je gueule ou que j'essaie de rendre les coups, ça les fait juste rire. (p. 25)
Papa m’a dit cent fois d’être un homme, et d’agir comme un homme. Oui mais Papa, lequel ? Je veux pas être comme Vincent, n’être fait que de bruits, de cris et de colère. Pourquoi tu m’apprends pas les mots, plutôt ? Les mots qui soulagent, les mots qui apaisent, je voudrais avoir les mots qui soignent, ceux qui ne laissent pas seul. Ceux qui ne me viennent pas quand les choses vont trop loin : « Arrête maintenant, arrêtez, c’est trop ». C’est ces mots-là Papa, que tu dois me donner la force de dire
Non, ça va pas, mais j'ai pris l'habitude.
– L’autre jour, ma mère m’a dit que c’était compliqué d’être une fille. Franchement, j’ai l’impression que c’est pas plus facile d’être un garçon.
- Tu sais, moi aussi j'aime les garçons.
Puis elle se met à rire. Je lui souris. Je trouverais ça drôle si j'étais pas terriblement gêné d'en parler avec quelqu'un pour la première fois.