Lilith, l'amazone maculée

Lilith avait voulu faire son intéressante, comme d’habitude. Mais cette fois-ci, ça avait été le mauvais jour : celui de la présentation des membres de la Garde auprès des élèves. Ils l’avaient poursuivie dans les couloirs de son établissement scolaire, puis une fois dans le bureau du proviseur, il y avait eu ce fringuant et beau garde qui lui avait fait des avances. Elle était jeune. Insouciante. Elle était tombée dans le panneau.

« Impure », disait le tampon sur sa feuille d’admission. Et maintenant, elle était là, dans cette bâtisse froide, dans ces longs couloirs d’hôpital. Le Centre était l’opposé de ce que Lilith connaissait de l’architecture d’Édénia, c’est-à-dire les grandes avenues blanches, les ponts de verre, et l’immense Grande Tour du Commandeur qui trônait, miracle d’apesanteur avec son mélange de lourdes pierres et de fines arcades, et semblait en équilibre entre la terre et le ciel.

Ici, tout était sale, sombre. Pas de fenêtre, beaucoup de portes, un blanc qui tirait sur le kaki. Des visages gris, des tuyaux apparents. Tout était opaque, jusqu’aux voix des encadrants. Des voix opaques pleines de fumée, comme entendues à travers le brouillard. Et puis rien n’était jamais silencieux au Centre contrairement à Édénia qui prônait la tranquillité. Constamment, au travers de hautparleurs placés au coin de chaque mur, passaient des cassettes éducatives sur les grands principes d’Édénia. Des cassettes qui passaient en boucle, si bien que Lilith en sut rapidement quelques-unes par cœur. Elles traitaient toutes des commandements d’Édénia, le refuge des purs. Certaines s’ancraient déjà si profondément dans l’esprit de Lilith :

Le Commandeur nous a sauvés du monde extérieur, il faut remercier le Commandeur.

Le Commandeur nous a donné l’énergie, il faut rendre grâce au Commandeur.

Le Commandeur nous a donné les ressources, il faut nous montrer dignes du Commandeur.

Le Commandeur sacrifie tous les jours son énergie et son temps pour nous permettre de vivre dans le confort, nous devons travailler pour l’honorer.

Toute personne inactive sera punie car elle aura déçu le Commandeur.

Toute personne vulgaire envers ses confrères sera punie car elle aura blessé le Commandeur.

La bonne entente des habitants de la Cité est essentielle : respectez vos voisins en toutes circonstances.

L’observation et l’information sont essentielles au bon fonctionnement de la Cité, il est obligatoire de dénoncer toute activité ou tout comportement suspect.

Le Commandeur nous a montré que nous étions tous différents : c’est pourquoi il existe des classes sociales. Chacun est à sa place.

Le Petit obéira au Moyen, le Moyen obéira au Noble, tous obéiront aux Subaltus, tous et les Subaltus obéiront aux élus politiques, tous et les élus politiques obéiront à la Première Image, tous et la Première Image obéiront au Commandeur.

Le Commandeur a créé Édénia et ses murs pour protéger les Hommes des dangers du dehors. Il ne faut jamais se risquer à l’extérieur.

Seuls les Petits peuvent travailler dans les champs autour de la Cité.

Chaque classe sociale doit vivre dans son quartier.

Les Nobles peuvent se déplacer dans le quartier des Moyens, les Moyens peuvent se déplacer dans le quartier des Petits. L’inverse est interdit et sera puni. Ces déplacements doivent pouvoir se justifier d’une utilité d’ordre marchande.

Seuls les domestiques, sélectionnés parmi les plus méritants des sous-classes, pourront prétendre à venir travailler dans le quartier Noble.

Le déclassement social est l’une des punitions que le Commandeur peut infliger à un individu.

Il est interdit d’entrer dans un lieu fermé où l’on n’a pas été expressément invité. Tout manquement sera puni.

Le Commandeur nous a apporté la pureté, il faut porter du blanc pour l’honorer. Toute couleur dans les espaces publics est interdite. Toute infraction sera punie.

Afin de respecter les classes et la pureté des sangs, chaque enfant sera relié à son choisi dès la naissance, et ce par les autorités.

Les choisis doivent avoir le même âge et la même classe sociale.

Le mariage avec le choisi se fera au cours de leur vingtième année.

L’activité sexuelle sera strictement contrôlée.

L’activité sexuelle est une pratique sacrée, il faut la pratiquer avec prudence et dans des règles strictes.

L’homme seul doit effectuer l’action de l’acte sexuel. L’homme seul est assez fort pour rester pur en contrôlant l’acte sexuel.

Il est interdit de parler d’activités sexuelles avec une autre personne que son choisi.

Il est interdit de parler d’activités sexuelles avec son choisi avant le mariage.

Le Commandeur surveillera les adolescents sur leur période de puberté afin de pouvoir les aider s’ils sont victimes de vestiges de la sauvagerie de l’extérieur.

Le Commandeur et la Cité Blanche sont là pour vous aider et aider vos enfants.

Toute punition est justifiée et bénéfique à l’individu et au bon fonctionnement de la société d’Édénia.

N’oubliez jamais : le Commandeur vous aime et sera toujours là pour vous.

La vie de Lilith dans la Noblesse dorée prenait forme mois après mois. Elle se créait doucement un réseau, des habitudes, tandis qu’Adam commençait à prendre des responsabilités de Première Image et à seconder son père. Le petit carnet rouge restait vierge depuis leur tentative de la nuit de noces, mais aucun garde n’osa faire de commentaire à la vérification hebdomadaire. Adam s’inquiétait qu’ils puissent avoir des ennuis, ne remplissant pas leur tâche première de couple : celle de fonder une famille. Lilith, malgré sa détermination à franchir cette étape, n’était toujours pas prête. C’était quelque chose sur quoi elle travaillait jour après jour, luttant pour éloigner ce sentiment de peur.

Elle savait qu’elle devrait y arriver bientôt, car sans aucune grossesse en cours, le regard d’Hélohim sur elle devenait de plus en plus pesant. Elle risquait gros s’il pensait qu’elle était stérile. Elle perdrait Adam. Si le célibat n’existait pas à Édénia, le but premier du couple était quand même d’engendrer un enfant. Si la femme ne pouvait enfanter ‒ car ce malheur ne pouvait provenir que du sexe féminin ‒, elle était assignée à un rôle institutionnel et mise sous la pupille de l’État. L’homme, lui, faisait un second mariage exceptionnellement possible avec des femmes veuves ‒ l’obligation d’un couple d’avoir le même âge étant alors levé. Si aucune femme n’était disponible, l’homme était mis en attente jusqu’au prochain veuvage.

Pour montrer son implication dans la vie de la Cité, elle redoublait d’efforts sur la fabrication de dentelle fine, travail pour lequel elle rendait souvent visite à sa mère. Cette dernière félicitait sa fille d’enfin se mettre dans le rang et d’accepter le bonheur que le Commandeur lui offrait sur un plateau d’argent. Elle recommandait également vivement la fréquentation d’Ève Carmi, cette voisine charmante qui saurait, selon elle, mener sa fille dans le droit chemin. Mais Ève Carmi, aussi bonne et respectable fût-elle, était en train de faire son deuil. Cela faisait à peine deux semaines que son mari avait été annoncé mort par les membres de la Garde. Pas de corps, pas d’explication : un constat net et brutal. La jeune femme faisait bonne figure, comme d’habitude, mais sa fragilité se ressentait, elle se retrouvait justement dans la situation d’une épouse désormais esseulée mais fertile qui allait être placée auprès d’un nouveau promis. Adam l’avait amenée à de nombreuses reprises prier au Palais avec son père pour se recueillir. Plusieurs jours et pendant de longues heures, ils étaient partis tous les trois, laissant Lilith seule avec sa couture.

Cette cérémonie était la consécration de tout ce qu’elle avait toujours voulu. C’était sa revanche sur les gens de la Cité qui l’avaient jetée dans l’horreur quelques années plus tôt, qui avaient cru qu’en elle n’existaient qu’impureté et décadence. Mais aujourd’hui, elle allait épouser Adam, fils d’Hélohim, fils de l’homme le plus important d’Édénia, celui qui secondait directement l’omnipotent Commandeur. Elle, Lilith, fille d’un Noble à la réputation solide, et d’une dentelière de renom, avait été choisie dès sa naissance pour épouser le fils de la Première Image d’Édénia. Elle, qui de par sa famille de haut rang, mais discrète, saurait allier pureté du sang et effacement face à la grandeur destinée à son futur mari. C’était ce qui avait été prévu, vingt ans plus tôt, quand les grands yeux d’ambre de Lilith s’étaient ouverts sur le monde. Personne n’aurait pu prévoir qu’elle les décevrait autant à son adolescence, avant de revenir sur le devant de la scène, plus sure que jamais, en ce jour où la cascade scellerait son union.