❝Ce qu'on aura toujours, c'est ce qu'on a perdu.❞
⎯
Ocean Vuong,
le Temps est une mère
❝J'aimerais savoir ce que ça lui fait [à Véra], de quitter cette maison dont je croyais avoir fait le deuil il y a quinze ans. Je voudrais aller au salon, rapporter les choses entassées dehors, réunir la poussière des fusains, que les murs croulent sous le papier, la cage sous le formage et que la maison empeste pour toujours.❞
C'est l'arrière-saison dans le Périgord. La pluie s'est invitée, les brumes s'élèvent de l'étang et enveloppent le paysage, les feuilles mortes jonchent les chemins forestiers, la lumière décline un peu plus chaque jour. le père est mort quelques années plus tôt et Agathe revient des États-Unis où elle est partie il y a quinze ans à quinze ans à peine. Véra, sa cadette, n'a pas quitté la région. Les deux soeurs ont neuf jours pour vider la maison familiale qui sera détruite, ses pierres remployées à la restauration d'un pigeonnier datant du Moyen-Âge.
Le vieil incendie, quatrième roman d'Élisa Shua Dusapin, prend la forme simple d'un journal daté du 6 au 14 novembre, neuf jours au cours desquels Agathe et Véra vont se retrouver en ces lieux, maison et alentours, chargés de souvenirs qui lentement vont remonter à la surface.
❝Ce souvenir, Véra l'a-t-elle perdu ? L'ai-je inventé ? Pour moi, il est si lumineux. Mais s'il faut le porter seule, je préférerais l'oublier.❞
À son habitude, Élisa Shua Dusapin livre un texte court, économe, épuré, où la puissance d'évocation réside dans les silences plus bavards que les mots de ce presque huis-clos — les autres personnages étant peu nombreux et restant le plus souvent indistincts dans l'ombre de l'arrière-plan. le silence, c'est celui de Véra, aphasique depuis ses six ans.
❝L'aphasie peut prendre autant de formes que de personnes atteintes. […] Pour l'entourage, l'attitude à adopter reste la même : être patient, poser des questions simples auxquelles on puisse répondre en faisant oui ou non de la tête, parler lentement sans terminer les phrases à la place de l'aphasique, ni corriger ses erreurs. Mais comment faire, avec une enfant, comment différencier ce qui relève du handicap ou de l'apprentissage normal ? Mon père a demandé si la raison pouvait être psychologique. Probablement pas. Cette incertitude reste, je crois, le plus douloureux pour moi. Je n'ai jamais pu cesser de soupçonner Véra de me couper délibérément l'accès à son intérieur.❞
Le silence est aussi celui d'Agathe après qu'elle a mis un océan entre elle et son passé, en en faisant une espèce de deuil prématuré ; un passé qu'elle fait revivre à présent par un faisceau d'analepses : le père aimant et conteur d'histoires, la mère partie sans explication ni retour, les souvenirs d'écolière, les sorties clandestines à l'adolescence et les retours nocturnes à la maison le coeur battant, les visites aux voisins, à Octave, qui habitent le château tout proche, le quotidien auprès de sa soeur, la vie new yorkaise auprès d'Irvin. Se dessine un paysage d'enfance doux-amer, nimbé d'un flou mystérieux qui prive le lecteur d'y voir tout à fait clair.
❝Je n'ai pas de souvenirs d'enfance❞, écrit Perec dans W ou le souvenir d'enfance, un texte particulièrement dur et déstabilisant qu'Agathe, devenue dialoguiste après avoir été, enfant, la voix de sa soeur, peine à adapter pour le cinéma.
❝J'ai de la peine à me rappeler que nous avons été indissociables. Nous avions les mêmes timidités, les mêmes craintes de la vie sociale. On ne se chamaillait pas. Notre langue de silences et de cris nous a réunies.❞
Que Véra, qui n'a jamais déserté, travaille dans la stabilisation des fleurs, empêchant leur flétrissement, est également un symbole fort.
Ces quelques jours à passer à deux, seules, dans la maison qui bientôt ne sera plus, ces jours lents à vider les armoires, dépendre les tableaux, décoller les affiches, rouler les tapis, remplir des cartons, aller dans le bois tout proche avec son étang pour y cueillir les champignons que Véra connaît et qu'Agathe ignore, seront-ils ceux qui permettent de raviver le lien ou ceux qui actent l'inéluctabilité de la séparation ?
Que peuvent neuf jours contre quinze ans d'absence ?
❝À la moitié de ton séjour, tu es plus proche de cet arbre que de ta soeur.❞
Et pourtant, il y a une intimité, une communication qui se recréent au fil des jours, hors des mots. Elles sont dans les expressions déchiffrées sans délai, les gestes à peine esquissés que d'aucuns ne relèveraient même pas, mais que toutes deux interprètent avec certitude. C'est un langage silencieux qu'elles ont depuis l'enfance, survivance de leur complicité passée.
❝Le silence est notre langue maternelle.❞
⎯
Samuel Beckett
Vider la maison est aussi l'occasion de vider les non-dits, les possibles ressentiments, de faire le tri autant dans les objets que dans les souvenirs que mettent au jour ses retrouvailles en terrain émotionnellement miné.
❝Tu me reproches de ne pas me confier à toi, Véra, de te fuir. C'est que je ne sais pas quoi dire de moi. Tu ne sais pas toutes les fois où j'ai parlé pour toi, pour que ta vie soit plus douce. Tu te trompes. Je n'ai jamais agi par pitié, mais pour te protéger. Je suis incapable de te parler parce que je n'ai pas eu la force de rester. Je vais repartir, et j'ai besoin de savoir qu'au moins tu ne me détestes pas. Tu ne sais pas combien je t'aime.❞
Enfant, Agathe a toujours protégé sa cadette, faisant parler ses silences, avant de n'en plus pouvoir et de s'exiler aux États-Unis. N'est-ce pas au tour de Véra, que l'on découvre habile à se débrouiller au quotidien, de veiller sur Agathe ? Est-il seulement envisageable de briser cette évidente solitude qui les isole et étreint le lecteur ?
❝Si je n'étais pas ta soeur, tu serais amie avec moi ?
Je réfléchis longtemps, veux être sincère. D'une voix aussi douce que possible, je réponds que non, je ne pense pas. Contre toute attente, Véra a l'air soulagée.❞
J'ai lu les quatre romans qu'a publiés Élisa Shua Dusapin à ce jour ; tous sont à pages comptées, d'une grande délicatesse, portés par une écriture sans fioritures ni bavardage, à mille lieues de la complexité du propos. J'ai retrouvé dans celui-ci la fausse simplicité avec laquelle l'autrice questionne profondément notre relation à l'autre, l'autre comme double possible, l'altération de la mémoire, l'étrangeté de la langue, la langue comme refuge, le refus parfois de la parler et l'épaisseur des silences que les mots sont parfois impuissants à trouer.
❝Quel territoire ? Un territoire on l'investit, on le défend, on le partage, on le détruit. Je n'en ai pas sauf ma langue, ma langue refuge dont les mots se cognent aux murs et se disloquent.❞
Autant de sujets qui traversaient déjà ses précédents ouvrages et qui sont le fil rouge de son oeuvre publiée jusqu'à présent.
En choisissant la narration à la première personne, Élisa Shua Dusapin oblige le lecteur à épouser les moindres pensées d'Agathe et rien n'est surjoué dans ces pages où point l'angoisse au moment de dire adieu et de partir dans des directions opposées, de devoir faire un ultime deuil, celui de l'autre, cette soeur enfin retrouvée, qui anéantirait tout.
Lien :
https://www.calliope-petrich..