Le capitaine s’adressait gravement à son sous-officier. J’ai connu ça dans une autre guerre, dit-il. Je les vois courant derrière nos camions… Voulez-vous savoir qui ? Les combattants indigènes qui avaient épousé notre cause. Ils tendaient les bras vers nous pour que nous les aidions à monter. Mais aucune place n’était prévue pur eux. Et je regardais leurs mains, si près des miennes. L’armée évacuait le pays. Nous partions. Nous abandonnions à l’ennemi ceux qui l’avaient combattu avec nous…
Toi, Paul, tu regardais ce monde en insurrection. Toi encore si loin de te mêler à l’action ! Tu étais le futur héros tragique de ce moment historique. Tu l’ignorais. L’agitation du présent, la fièvre qui montait et que rien n’endiguerait, la rancoeur et l’esprit de vengeance qui se sédimentaient, ne t’avaient pas encore empli de tristesse et de colère. Tu n’avais pas désigné la figure de l’adversaire, ni la nature du dommage que causerait son cynisme.
Trois petites filles et une jeune femme, il y avait longtemps que le vieillard gorgé de politique et d'ambition nationale, le regard porté loin dans l'avenir et le monde, en avait oublié la douceur. Que pesait la vie d'un homme face au destin d'un pays, à la souveraineté d'un chef, à l'unité restaurée ?
Les nouveaux maîtres se chargeaient aussi bien de torturer les indigènes autrefois ralliés à l'Empire. Une culture s'effondrait dans l'enchantement violent de la victoire. Tout un passé était nié. Les vainqueurs dénonçaient les traîtres à la cause. Ils leur arrachaient les yeux. Ils leur arrachaient le sexe. Ils les éventraient, leur coupaient les oreilles, les brûlaient à l'huile bouillante, ils les faisaient griller. Ou bien ils les enfermaient dans des cages, les enchaînaient, les empalaient, les promenaient ainsi martyrisés, en les regardant mourir. Ils les écoutaient crier. Ils les faisaient marcher, comme les troupeaux de moutons, sur le sable des plages qu'il fallait bien déminer. Où étaient passés les officiers du Vieux Pays qui pouvaient les défendre ? Aux ordres du Général de Grandberger, ces anciens compagnons d'armes étaient au cantonnement. Aucun repentir ni aucun pardon n'effacerait la morsure de leur honte.
Qui d'autre que Jean de Grandberger portait la responsabilité morale de ces ignobles moments ? demandais-tu. Dans les casernes, le frisson d'une impuissance outrée vait pris les soldats. L'interdiction d'intervenir était formelle. Les officiers téléphonaient en métropole. Les ordres étaient maintenus, l'infamie confirmée : interdiction d'agir. A ce moment précis, l'armée obéissante se sentit déshonorée. Victorieuse par les armes, dépossédée de sa victoire, humiliée et contrainte à trahir par la politique ! C'était pourtant la guerre qui faisait naître et mourir les Etats !
Jean de Grandberger serait inflexible et spécieux : son image était menacée, il dirait que le pouvoir l'était.
Sans doute faut-il, pour inscrire son patronyme dans les livres et les manuels, s’approcher au plus près de l’Etat, détenir ses secrets, ou bien être l’Etat, le représenter aux yeux des citoyens et au sein du monde, connaître et se mêler des questions qu’il traite. Tel est le cas des deux figures de cette histoire, le colonel et le général, qui dans le temps d’une fracture, d’un basculement qui devient cataclysme après un éclair de feu à la tombée du soir, dans la lumière incertaine qui confond les chiens et les loups, s’affrontèrent jusqu’à ce que mort s’en suive…
A la manière d’un chef d’orchestre, il baisse ses bras de haut en bas, comme s’il plaquait des accords sur un piano invisible, comme s’il saupoudrait de silence l’immense place euphorique à laquelle il réclame de s’apaiser. Le silence vient. Attention ! Jean de Grandberger va parler !
Il s’élance dans le discours qu’il a écrit et répété. Mais l’inspiration l’envahit et le transporte : le premier mot d’une phrase qu’il n’avait pas préparée se propose. C’est la récompense de cette effusion de la foule et de sa communion. Je… A peine a-t-il proféré ce petit pronom que les acclamations démesurées recouvrent sa voix. Il s’interrompt. Il sait qu’il devra danser sur cette musique, glisser ses mots entre leurs cris, s’appuyer sur leur élan pour propulser se loi dans ce pays. Et c’est ce qu’il fait, une phrase après une autre, suscitant des vivats, sous le brasier du soleil, soulevant les gens massés les uns contre les autres, caressant leur émotion, en répétant toute la compréhension du monde, je sais, je vois, je comprends, puis toute la volonté de servir, je déclare, je veux. Je veux que nous soyons frères égaux pour rebâtir demain la Terre du Sud. L’appel à la fraternité bouleverse. Les applaudissements et les cris crépitent dans l’air chaud. Personne ne réfléchit. Chaque membre de la foule est traversé par un courant d’humanité : équité, bonté, partage, ces choses qui ont manqué sont offertes à chacun, sur la grande place remplie d’hommes, de femmes, d’enfants et de jeunes militaires. Tous sont témoins de cet instant sans haine et sans brimades. Les milliers de bouches entonnent le grand chat du peuple vainqueur. Ca parle de sang et de patrie, tout ce qui fait frémir ces gens depuis quatre ans. Les regards embués se croisent dans des sourires, les mains se touchent, les sourires se sourient. C’est un rêve réalisé. Jean de Grandberger boit la joie, le peuple a bu ses paroles.
Dehors, le crépuscule éteignait le parc.
L’oubli est la grande vérité de l’Histoire : sa trappe la plus cruelle.