Elle avait recours à l'italien comme à une barrière et je cherchais à la pousser vers le dialecte, notre langue de la franchise.
Contrairement aux récits, la vraie vie, une fois passée, tend non pas vers la clarté mais vers l'obscurité. Je me suis dit : Maintenant que Lila s'est montrée aussi nettement, il faut que je me résigne à ne plus la voir.
Sans le vouloir, j'accumulais appréhension, envie, ressentiment et affection.
J'essayais aussi de m'imposer une discipline, je ne me résignais pas, je m'efforçais d'être combative, parfois je parvenais même à me sentir heureuse.
Tous les soirs, j’improvisais avec succès en m’inspirant de mon vécu. Je parlais du monde d’où je venais, de la misère et de la déchéance, de la fureur des hommes et des femmes, de Carmen, de son lien avec son frère et de sa tendance à justifier des actions violentes qu’elle-même n’aurait jamais commises. Je racontais que, depuis l’enfance, j’avais observé chez ma mère et chez les autres femmes les aspects les plus humiliants de la vie familiale, de la maternité et de l’asservissement aux mâles. Je dis que, par amour d’un homme, on pouvait être poussée à commettre n’importe quelle infamie envers les autres femmes et envers ses enfants. J’évoquai mes rapports difficiles avec les groupes féministes de Florence et de Milan : ce faisant, une expérience que j’avais sous-estimée devient soudain pleine de sens, et je réalisais, en parlant en public, tout ce que j’avais appris en assistant à ces douloureux exercices d’analyse. J’expliquai que j’avais toujours cherché à m’imposer grâce à une intelligence masculine – « je me suis sentie inventée par les hommes et colonisée par leur imagination », ainsi commençais-je chaque soir -, et je racontais que j’avais récemment vu un de mes amis d’enfance s’efforcer par tous les moyens de subvertir sa nature en extirpant la fille qui était en lui.
Peu avant mon départ pour Turin, je passai beaucoup de temps avec elle, et nos adieux furent affectueux. C'était un jour d'été, en 1995. Nous parlâmes un peu de tout, pendant des heures, mais elle finit part consacrer son attention à Imma, quatorze ans maintenant, belle et vive, qui venait de terminer le collège. Lila chanta ses louanges sans perfidies imprévues et j'écoutai ses compliments, puis je la remerciai de l'avoir aidé dans une période difficile. Elle me regarda, perplexe, et me corrigea :
"J'ai toujours aimé Imma, ce n'est pas récent !
- Oui, mais avec les problèmes de Nino, ton aide lui a été particulièrement utile."
Je n'arrive pas à y croire moi-même.J'ai fini ce récit qui semblait ne jamais devoir finir. Je l'ai achevé et relu avec patience,pas tant pour soigner la qualité de l'écriture que pour vérifier si,ne serait-ce que dans quelques lignes, je pouvais trouver que Lila était entrée dans mon texte et avait décidé de contribuer à l'écrire.Mais j'ai dû admettre que toutes ces pages étaient miennes.
Le récit que j intitulai plus tard une amitié naquit lors d'une semaine pluvieuse passée à Naples, dans un vague état de déprime.
Certes, je savais bien que je violais un pacte non écrit entre Lila et moi, et je savais aussi qu'elle ne le supporterait pas.
Lila a raison, on n'écrit pas pour écrire, on écrit pour faire mal à ceux qui veulent faire mal.
Elle (Lila) voulait que je comprenne bien ce que c'était, la dissolution des limites, et à quel point cela la terrifiait... Elle expliqua que le contour des objets et des personnes était fragile et pouvait se briser comme un fil de coton... Toute chose pouvait perdre ses limites et dégouliner sur une autre, les matières les plus hétérogènes fondaient, le tout se mélangeait et fusionnait.