Si les 4 tomes de la saga sont faits de ruptures, de déchirements et de coups de théâtre, plus encore que Naples ou l'amitié, les livres me semblent être le vrai fil conducteur de cette histoire. Les livres , leur aura, leur fonction: « à quoi servent-ils? » est tout de même la question qui ne cesse de se poser, et même de façon de plus en plus pressante. Je ne suis pas loin de penser que la véritable amie prodigieuse est la littérature.
Lila prétend qu'il faut choisir entre la fiction et le témoignage. Fidèle à elle-même, elle écrira d'abord un conte, puis publiera des documents bruts destinés à prouver l'infamie des terribles Solara. Lenù, elle, se complaît dans l'autofiction dont elle épuise tous les possibles: roman, nouvelle, essai, article, s'attirant par là les foudres de son amie. L'auteur
Elena Ferrante refuse de choisir entre ses deux personnages : sa tétralogie emprunte d'abord aux contes de l'enfance, ses fillettes échappent à l'ogre et Lila se fait Cendrillon à la faveur d'un magasin de chaussures. Puis, ses héroïnes vieillissant, partageant le prénom et la réussite éditoriale de l'une et la disparition mise en scène de l'autre, Ferrante semble verser elle aussi dans l'autobiographie romancée.
Mais au-delà de ces jeux, la vraie question est surtout: Que peut la littérature ? Qu'apportent le savoir et la culture? Lenù fera des livres la condition nécessaire à la réussite sociale: lire et écrire pour faire un beau mariage, connaître la sécurité, être fêtée et estimée. Mais Lila, qui n'a pas fait d'études, réussit, à sa façon, aussi bien. Pour elle, la vocation des livres est de peser sur le monde. Mais les mots ne feront aucun mal aux Solara dont le règne ne prendra fin que sous les balles. Inaptes à changer le monde, au moins les livres permettent-ils d'y laisser une trace? Mais Lenù voit ses filles se moquer d'elle, elle dont les textes sont devenus surannés, l'idéologie rance et le vocabulaire désuet. L'ordinateur consacre la victoire du présent, avec ses pages toujours parfaites, sans rature ni repentir, sans passé et sans doute sans avenir.
Alors, à quoi bon lire (plus de 2000 pages, quand même)?
Il me semble que ce que répond Ferrante c'est que la littérature est ce qui donne du sens. Lenù écrit sur la disparition de Tina pour que cet événement inouï et déchirant s'inscrive dans une trame logique : elle fait de la poupée perdue dans l'enfance une prémonition du drame vécu 40 ans plus tard. Lila, elle, propose un autre point de vue et transforme le jouet en événement fondateur : c'est la perte de la poupée qui allait ensuite faire de Lenù un écrivain.
Et dans les 60 ans que raconte Ferrante, 60 ans de vies de femmes, d'Italie et de Naples, moi, qui parce que j'ai lu ce roman ai désormais tous les droits sur lui, j'y vois aussi une allégorie de la lecture. Lenù écrit pour avoir l'assentiment de Lila. Lila lectrice toujours insatisfaite, toujours en attente de plus, de mieux, qui veut que les livres soient utiles, alors qu'ils ne savent pas même consoler ni combattre les injustices, dont on ne sait jamais vraiment ce qu'elle pense, Lila, par le cadeau inattendu qu'elle fera à Lenù dans l'épilogue, aura le dernier mot. C'est le lecteur qui donne son sens au livre en y mêlant ses propres souvenirs venus du tréfonds de sa mémoire et l'auteur, lui, ne peut qu'acquiescer. Auteur et lecteur, amis, ennemis, rivaux, Lenù et Lila.