Alain Fleitour,
LES FISSURES DE L'AUBE
par
Monique Charles-Pichon
26 octobre 2019
« Tu viens ? » Vous écrivez que ce sont là les « mots que j'ai les plus choyés » (page 12) et je me demande si ce ne sont pas les mots qui invitent à écrire, à lire, à être. Ils émeuvent, mettent en mouvement, comme s'ils portaient la trace de tous les autres secourables qui
nous ont aidés à exister,
nous ont encouragé à avancer à notre manière propre, à inventer et découvrir notre vie. Cette incitation est porteuse d'une énergie contagieuse et, d'une façon ou d'une autre, je dois l'entendre pour écrire ou pour entrer en résonance avec l'écrit d'un autre.
Au ciel sourd de l'aube
Les premières neiges
une neige
d'attentes cruelles au coeur des femmes
Aux ventres doux
tissés de sang
Puis virent des plumes étranges de duvet blanc
au nom d'enfants
Il neige dans ma mémoire, on l'appelait
flocon d'argent.(page 25)
Longtemps après avoir fermé votre livre, j'entendais dans le silence détimbré des temps de neige, résonner le tendre et enfantin « on l'appelait flocon d'argent ».
Je pensais aux mères et à leurs bébés ensemble privés de vie, enlevés à leur mari, à leurs enfants ; aux fissures de l'aube ;
aux vivants anonymes, tourbillonnants, vertigineux ; à ceux qui, disparus, ont pour
nous un nom, un nom qu'on voudrait être pour eux une demeure et pour
nous passerelle et viatique.
Lire des poèmes, c'est aller de rêves en rêves, habiter un instant un texte qui fait des vagues et fait naître des échos souvent insituables. On a souvent l'impression de caboter d'iles en iles, reliées entres elles par une géographie souterraine, un rhizome vivant. Chaque lecture innove, capte de nouvelles harmoniques.
C'est, dans votre recueil, l‘enfant endeuillé de mère et de soeur qui me fait signe, c'est «
le chagrin des origines », (j'emprunte cette expression à
Lorette Nobécourt,) qui scande ma lecture et ouvre son sillon.
Je m'arrête de nouveau dans ma lecture, vous trouvant enfant cherchant un toi(t) dans la neige.
La neige de notre enfance toute tachée de noir,
Se cherche un toit,
Une maison peut-être, un appentis
Tachée de suie
Et voilà que me parlent d'autres enfants
Ils ont 5,6, et 8 ans, ils partiront pour quelques mois.
Les chandails tout neufs qu'ils ont sur leurs épaules,
ne les réchauffent pas (page 16)
Voyez-vous, depuis que j'écris et que le poème s'impose à moi, je m'interroge sur l'écriture poétique. Je me demande ce qu'elle est, d'où elle sourd ; ce qu'elle empoigne (qui la saisit aussi !) ; ce qui peut la justifier alors qu'elle reste hermétique et étrangère à trop de lecteurs ; à quelles aunes mesurer sa portée, ses ratées et ses aboutissements ? Je n'ai pas la réponse à ces questions, j'avance en lisant et en écrivant, tachant de clarifier des repères, une poétique interrogative, vouée à l'inquiétude et au provisoire. J'ai abordé votre recueil avec ce fond de questions permanentes. Et voilà qu'un texte semble m'indiquer une direction. Dans le poème auquel je fais allusion, vous évoquez votre long mutisme d'enfant que vous reliez au décès de votre mère (Je crois que vous aviez 6 ans lorsque surviennent, proches l'un de l'autre, des répliques, le décès de votre mère et celui de votre soeur, deuils environnés par une série de disparitions groupées dans les années 51-55). Puis vient ce passage, qui m'arrête longuement.
Peut être que demain les mots
Couleront de ma propre main
Et raconteront cette traversée
Que caressera un jour la robe rouge fané de ma mère.
Un conte, un chemin que je tracerai pour lui parler
comme si elle même me racontait mes premiers pas
rentrer dans son intimité sans la dérouter.(page 62)
Ce texte est-il poème ? Journal ? Notations ? Il est un entre deux, une passerelle, peut-être un fragment de poétique en émergence. Il me touche car je crois qu'une part de l'écriture cherche la trace de ce qui a su
nous consoler et
nous ravir, et qui
nous manque. Qu'on ne sait pas vraiment qui parle dans un poème. Qu'il est comme décentré, parole pour l'autre, pour le faire revenir, venir. Incantation.
Parole pour
nous faire advenir. Incarnation.
Trouver comment l'autre (qui
nous a consolé et ravi et
nous manque),
nous raconterait le monde et nos premiers pas dans le monde ;
Trouver l'écriture qui aurait la vertu de faire entendre la parole de l'autre et des commencements ; L'écriture poétique est sans doute sur cette trace là, dans cette quête.
« Un conte, un chemin que je tracerai pour lui parler
comme si elle même me racontait mes premiers pas
rentrer dans son intimité sans la dérouter. »
Ces notations sont des cairns sur le chemin. Et la dernière « rentrer dans son intimité sans la dérouter » va droit au coeur. Elle me parle du tact qu'il faut pour ne pas effaroucher la lumière, les disparus ; pour ne pas faire effacer les traces de leur présence. Elle me parle de grâce et d'empreinte d'oiseaux.
Je retrouve votre délicatesse pour aborder la fragilité des êtres dans l'évocation que vous faite de Jeanne, de sa présence vacillante et de sa disparition.
« Les mots feutrés de ses mains
Ne résonnaient plus » (page 56)
Vous évoquez votre ami résistant jusqu'au bout à la maladie de Charcot, communiquant par le regard et le doigt qui bouge sur l'écran, s'évadant de sa prison corporelle par la mémoire et ses voyages, la mer et les chemins de Compostelle. Je ne veux pas quitter votre ami sans citer le nom de Charlotte Gayot. J'ai sur la table ses deux recueils, le premier, une vie quand s'invite la maladie de Charcot, le second En sables mouvants, les deux ayant pour sous titre, Dérision et poésies. Ecrire a fait partie de sa résistance, mais aussi être présente et concernée par les autres et le cours du monde, jusqu'au bout.
Ils ont été confrontés l'un et l'autre à des limitations difficilement appréhendables, indicibles, mais en même temps, ils ne sont pas solitaires. Ils incarnent, dans des circonstances extrêmes et cruelles qui existent pourtant à foison sous des figures multiples, cet Exister Encore (page 34). Je découvre l'énergie de cet Exister dans bien des pages de votre recueil. Il est appétit généreux pour empoigner le monde, plaisir pris aux risques et à l'exploit sportif. Il est vitalité, goût des mers, des montagnes et des volcans ; recherche de l'indompté, lyrisme de l'incarnation. Mais aussi courage et parti pris que la tendresse colore et oriente.
Les haïkus ouvrant les douze parties de votre recueil condensent cette présence sensorielle et sensible au monde. L'écriture devient calligraphie, capte le mouvement d'une présence, vise un essentiel, le moment d'une rencontre sur fond de silence.
Une branche de prunier
Un bouton éclos
L'oiseau bleu (page 24)
Votre écriture dans ce recueil suit des pistes multiples, va où on lui fait signe et semble une présence chaleureuse et spontanée. D'où sans doute ces notes de lecture en forme de correspondance à un ami.
Publiée avec l'aimable autorisation de Mme par
Monique Charles-Pichon
son auteure, et son Blog
http://mespasserelles.fr/spip.php?article28