Vango, tome 1 : Entre ciel et terre

Cette fille paraissait sortir d'un roman. Même son parfum avait l'air inventé.

La seule révélation était venue d'une autre voix, douce comme la pluie d'été, mais qui en levant des vagues en lui, l'avait fait chavirer sous des larmes.

- Qu'est-ce qu'elle va faire ? demanda une des filles de l'aubergiste.
La rescapée répondit quelques mots, les yeux brouillés.
Le docteur répéta :
- Elle ne sait pas. Elle veut rester ici. Elle a peur.
- Mais qu'est-ce qu'elle va pouvoir faire ici ? Ce petit, il a des parents quelque part. Elle doit prendre un bateau pour son pays !
- Quel pays ? s'énerva le docteur.
- Vous dites qu'elle parle français.
- Elle parle aussi l'anglais. Et elle a dit une phrase en grec. Alors, il est où son pays ?
Comme pour brouiller les pistes, la femme prononça quelques sons.
- Ça, c'est de l'allemand, dit le docteur.
Elle articula encore quelque chose.
- Et ça, c'est du russe.

- Ce Vango, qu'est-ce qu'il a fait pour être poursuivi ainsi ?
- Je n'ai pas le droit de vous le dire, répondit Boulard, ravi de reprendre autorité sur elle et sur lui-même. Il vous intéresse ?
- J'aime bien l'idée d'un prêtre qui escalade les cathédrales pour fuir la police.
- Il n'était pas encore prêtre, précisa Boulard.
- Dieu merci.

— Tu vas partir d’ici, Vango, partir de ton île aussi. Tu vas partir un an loin d’ici. Et dans un an, si tu veux, tu reviendras me voir.
– Je vais où? demanda-t-il en sanglotant.
Zefiro se sentait coupable.
Il aurait dû mettre se garçon dehors depuis longtemps.
– Je vais t’indiquer un nom. Une personne que tu iras voir de ma part.
– A Palerme?
– Plus loin.
– Il habite Naples? dit-il en reniflant.
– Beaucoup plus loin, Vango.
– dans un autre pays?
Zefiro prit l’épaule du garçon dans sa main et le serra contre lui.
– Dans un autre pays? répéta Vango.
– Son pays à lui, c’est la planète entière.

Tous les chagrins valaient mieux que l'incertitude.

« À chaque peine suffit un jour. »

Ethel emmenait parfois le pasteur sur les routes dans sa Railton. Elle lui posait des questions métaphysiques, à cent trente à l'heure dans une descente :
- Vous n'avez jamais envie de mettre un pantalon ?
Le pasteur éclatait de rire. Ethel souriait. Elle n'arrivait pas à le scandaliser.
- Et vous ne vous demandez pas ce que vous diriez si à la fin tout ça n'existait pas ?
- Tout ça quoi ? criait le jeune pasteur en mettant sa main en cornet près de son oreille.
- Tout ça ! Toutes vos histoires ? Tout ce que vous croyez ! Le ciel et le reste... Si ça n'existe pas !
Le pasteur se mettait encore à rire et haussait les épaules.
- Ne le répète à personne, mais ça ne me ferait pas grand-chose !
- Mais pourquoi ? hurlait Ethel en manquant de l'envoyer dans le décor.
- Je me demanderais : est-ce que j'aurais vraiment préféré ne pas y croire ?
Elle l'interrogeait du regard.
- L'important, criait-il au milieu des cahots, l'important est que je puisse répondre à cette question. Est-ce que j'aurais été plus heureux de ne pas y croire ?
Elle fronçait les sourcils. Elle conduisait un peu en silence pour réfléchir à tout cela. Puis, révoltée, elle criait par-dessus le grondement de la voiture :
- Et mes parents, alors ? Et mes parents ?
Le pasteur se taisait. Ethel insistait.
- Répondez ! Répondez-moi !
Il se tournait vers le rétroviseur. Elle avait relevé ses lunettes de pilote dans ses cheveux. Il regardait les larmes poussées par le vent et la vitesse sur la joue d'Ethel. Il ne voyait rien d'autre que ce souffle pour les chasser.

Comment avait-on repéré ses traces alors que plus rien ne le faisait peser sur la terre ?
Plus rien. Ses parents, le père jean, Mademoiselle, Zefiro... Tout avait disparu. Vango flottait au-dessus de tout.
Ethel, peut-être. Ethel le retenait encore avec une attache de soie.
Il regardait attentivement la neige tomber.
Ses paupières commençaient à s'alourdir.
De hautes usines fumaient au bout de terrains vagues. Beaucoup de monde marchait maintenant le long de la voie. Il les voyait passer très vite.
Il revoyait aussi la longue descente de sa vie.
Quand on observe les flocons qui passent en un point, l'ennui nous submerge, mais quand on suit un flocon, un seul, depuis tout là-haut, quand on suit sa voltige, c'est l'aventure, c'est l'ivresse.

Vango marche sur les toits de Paris. Il connaît par cœur le chemin aérien entre les carmes et le jardin du Luxembourg. Il peut le parcourir presque sans toucher terre. Il sait que la police est posté devant le séminaire, et n'attend que lui.
Vango traverse des étendues de zinc, glisse sur l'ardoise, bondit entre les cheminées. Il connaît les câbles tendus pour franchir les rues. Il ne dérange même pas les pigeons amoureux qui roucoulent dans les gouttières. Il survole les habitants des soupentes, les étudiants, les bonnes, les artistes. il ne réveille pas les chats, n'effleure même pas le linge des terrasses. Parfois, à une fenêtre ouverte, une femme emmitouflée dans une couverture respire l'air de la nuit de printemps.
Sautant de toit en toit, il passe juste au dessus, sans un bruit.