Le ravage a changé de forme. La nuit, maintenant, je visionne des chroniques de faits divers. "Faites entrer l'accusé", "Indices", "Non élucidé" "Enquêtes criminelles" "Chroniques criminelles", j'en ai déjà regardé une bonne trentaine, découvertes sur Internet ou en replay. Dans cet immense entrepôt de la violence, on trouve de tout. Du crime passionnel comme du crime gratuit, du meurtre imbécile, de l'assassinat machiavélique, du saucissonnage qui tourne mal, des viols sauvages, de la mort en série, des cadavres découpés à la tronçonneuse ou équarris au couteau de boucher. Je cale seulement devant les assassinats d'enfants. Devant ce rayon-là, je passe mon chemin.
Je crois pourtant aux revenants. Les morts vivent constamment à nos côtés, nous accompagnent au quotidien ; leur dernière demeure, davantage que leur tombe, est notre mémoire.
Il n'était pas glamour le meurtre de ma sœur. Aucune prise pour l'imaginaire. Rien que de la réalité à l'état brut. Du pas beau à voir, comme avait dit un des flics le dimanche où on l'avait trouvée.
J'en ai maintenant fini. J'ai classé mes paperasses, refermé mes carnets. Mais qu'on imagine pas que j'ai tourné la page : comment le pourrais-je, avec cette justice au point mort ? J'ai simplement tourné une page. J'ai restauré notre lien, à Denise et moi : ma main, quand j'étais enfant, qui s'accrochait à la sienne comme si c'était une ligne de vie.
...Quand j'étais petite, et même longtemps après, cette soeur, pour moi, c'était une reine. Mais je n'étais pas la seule à la voir comme ça. Dans la famille, tout le monde la vénérait, et vénérer, vous savez, c'est tout miser sur quelqu'un, tout en attendre. Pour nous, elle était la preuve vivante que les choses pouvaient changer : il suffisait de lire, comme elle, d'étudier.
les morts sont très puissants, ils ont le don de s'inviter dans votre vie quand vous croyez avoir tourné la page.
Chacun, après tout, a sa part de petits et grands secrets, même pour ses proches, et comme l'a déclaré l'homme aux chiens: "Elle vivait dans son monde et ça se voyait, qu'elle avait un grand quant-à-soi. Alors les jours où on se rencontrait quand elle faisait sa marche autour du lac et moi, mon jogging, bonjour-bonsoir, ça s'arrêtait là. Elle était vraiment fermée."
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L’automne incendie les rangs de peupliers et les ultimes vestiges des forêts. Entre les taillis, chapelets d’entrepôts, agglomérats de caravanes, puis une plaine d’où surgit un amas d’énormes caisses de tôle qui se donnent des airs de cavernes d’Ali Baba. Interminable ruban d’enseignes. Kiabi, Darty, La Foir’fouille, Picard, Mobalpa, Bébé 9-la Maison du bonheur, Roady, Cuir Center, Castorama, Saint Maclou, Kiloutou, j’en ai déjà le tournis, seulement c’est loin d’être fini, au premier croisement, nouvelle guirlande de néons, Celio, Cuisinella, Gémo, Etam, Carter-Cash. Et McDo, c’était fatal, Buffalo Bill, Pizza Hut, à quoi s’enchaîne l’entière déclinaison des croissanteries, crêperies, sandwicheries.
Un espace de coworking, quelque chose qui ressemble à une banque, on souffle. Et illico ça repart, bijouterie, animalerie, chocolaterie, magasin de téléphonie, de lingerie, de literie. On n’en verra jamais le bout.
Mais si. À l’angle de deux rues, la grande parade de la marchandise s’épuise. On va rejoindre la rocade sur une note gaie : une boutique de cotillons. Au-dessus d’une vitrine où grimacent tous les genres et sous-genres de vampires, sorcières et squelettes, une joyeuse banderole sanguinolente claque au vent : HALLOWEEN !
Halloween : c’est comme pour l’anniversaire de l’enterrement, j’avais oublié. Un an déjà, je n’y crois pas
Les morts vivent constamment à nos côtés, nous accompagnent au quotidien ; leur dernière demeure, davantage que leur tombe, est notre mémoire.
J'ai tenté de lui rendre vie, à défaut qu'on lui rende justice. Au moins, je ne l'aurais pas laissée sans voix.