Les morts sont très puissants, ils ont le don de s’inviter dans votre vie quand vous croyez avoir tourné la page.
Le classement du dossier de Denise ? Serait-ce que nos modernes tribunaux s'inspirent des hypermarchés qui ceinturent nos villes ? Qu'ils se sont transformés en machines à distribuer de la justice de masse et fonctionnent sur le même principe que le monde de la marchandise : quand un produit, lors d'un arrivage, s'avère bizarroïde ou mal fichu, pas de sentiment, direct à la benne à déchets ?
Ensuite, un bon jet de Javel par là-dessus, on n'en parle plus. Il se trouvera évidemment quelques excités pour crier au gâchis mais ils se lasseront vite.
De fait, il ne me semble pas que les vieilles femmes trucidées aient jamais suscité pareilles et contagieuses démonstrations populaires. Ou ça m’a échappé. En cas d'assassinat sauvage, à moins d'être une enfant, il faut être jeune et belle pour mériter ces processions indignées. Le plus souvent, les meurtres de « retraitées », selon l'expression consacrée, ne passionnent ni les foules ni les média, sauf quand le sexe et l'argent viennent pimenter l'affaire. Un gros héritage, par exemple, ou un gigolo - si on dispose des deux ingrédients, jackpot assure.
Il n'était pas glamour, le meurtre de ma sœur. Aucune prise pour l'imaginaire. Rien que de la réalité à l’état brut. Du pas beau à voir, comme avait dit un des flics le dimanche où on l’avait trouvée.
Les morts vivent constamment à nos côtés, nous accompagnent au quotidien ; leur dernière demeure, davantage que leur tombe, est notre mémoire.
« Ne parlons même pas du crime lui-même, ceux qui sont censés avoir enquêté se taisent toujours. Et le Mastodonte n’est toujours pas sorti de son coma estival. »
Déferle alors la rage. Je jette le livre, je balance le carnet, je me claquemure dans ma cuisine ou mon bureau, j'y crache tout ce que je sais d'injures. Ça ne sert évidemment à rien. Je regagne mon lit, où fatalement, le sabbat des questions reprend : « Sept agressions en un an, qu'est-ce qu'il leur faut de plus ? De nouveaux morts ? »
La colère. On se fréquente moins que l'imagination, elle et moi. Pendant toute une époque, on a été assez proches, mais j'ai compris qu'il fallait se méfier d'elle et, avec le temps, j'ai appris à lui clouer le bec. Je sais maintenant l'enfermer, solidement ligotée et bâillonnée, dans une chambre connue de moi seule. Quand je l'autorise à sortir, c'est qu'elle a fait pénitence. Elle n'est pas éteinte, elle a changé. De colère noire, elle a muté en colère blanche. Parfois même en sainte colère.
Ils étaient partout. Ils étaient venus ici. Ils repasseraient par là, hydre multiforme et anonyme n'aspirant qu'à s'en prendre aux êtres fragiles, isolés, désarmés, innocents.
Nous sommes égaux dans la mort mais nos morts ne sont pas égales. Il y a les belles morts, les fins qu'on a vues venir, qui ont pris leur temps. Et les mauvaises morts, les " males morts ", comme on disait au Moyen âge : massacres, exécutions, disparitions subites, accidentelles, sanglantes, atroces ou énigmatiques, suicides, crimes.
Le jour de l'enterrement, nous étions arrivés par l'ouest. Nous prenons cette fois la route de l'est.
L’automne incendie les rangs de peupliers et les ultimes vestiges des forêts. Entre les taillis, chapelets d’entrepôts, agglomérats de caravanes, puis une plaine d’où surgit un amas d’énormes caisses de tôle qui se donnent des airs de cavernes d’Ali Baba. Interminable ruban d’enseignes. Kiabi, Darty, La Foir’fouille, Picard, Mobalpa, Bébé 9-la Maison du bonheur, Roady, Cuir Center, Castorama, Saint Maclou, Kiloutou, j’en ai déjà le tournis, seulement c’est loin d’être fini, au premier croisement, nouvelle guirlande de néons, Celio, Cuisinella, Gémo, Etam, Carter-Cash. Et McDo, c’était fatal, Buffalo Bill, Pizza Hut, à quoi s’enchaîne l’entière déclinaison des croissanteries, crêperies, sandwicheries.
Un espace de coworking, quelque chose qui ressemble à une banque, on souffle. Et illico ça repart, bijouterie, animalerie, chocolaterie, magasin de téléphonie, de lingerie, de literie. On n’en verra jamais le bout.
Mais si. À l’angle de deux rues, la grande parade de la marchandise s’épuise. On va rejoindre la rocade sur une note gaie : une boutique de cotillons. Au-dessus d’une vitrine où grimacent tous les genres et sous-genres de vampires, sorcières et squelettes, une joyeuse banderole sanguinolente claque au vent : HALLOWEEN !
Halloween : c’est comme pour l’anniversaire de l’enterrement, j’avais oublié. Un an déjà, je n’y crois pas.
« La galerie où je me suis engagée s’est révélée tortueuse et obscure.
J’ai malgré tout poursuivi ma route .De loin en loin, j’ai distingué de faibles lueurs , que j’ai accueillies comme des midis rayonnants . Et même , des rais de lumière franche , dont j’ai cru qu’ils étaient l’annonce du grand jour. Mais le plus souvent , j’ai cheminé dans la pénombre . Rien n’a changé , j’y suis toujours, à tâtonner, espérer, désespérer. Voilà pourquoi j’écris »