Ces personnages, je les ai ramassés au bord des routes, sur un port, dans une caserne, au hasard des villes, des saisons et des heures d'insomnie. Je les ai choisis car ils me ressemblent un peu, comme j'ai choisi aujourd'hui d'évoquer cet homme, cette silhouette qui tourne peut-être encore dans les couloirs ou le jardin d'un asile et croise sans les voir d'autres fantômes aux yeux éteints. Aujourd'hui je ressemble à chacun d'entre eux.
Je n'ai pas besoin de vivre au bord de la mer, je grimpe sur la première colline, tous les horizons sont bleus.
J'écris quand je vis, je vis quand j'écris. Chaque mot ajoute un élan à mon geste, à mes pas. Chaque pas m'offre un mot.
Certains écrivains dressent une muraille entre l'écriture et la vie, la réalité et les songes. J'écris quand je vis, je vis quand j'écris.
Voilà ce que je demande à un livre, m'émouvoir, m'ébranler, m'emporter, me faire vivre plus intensément que si j'étais descendu dans la rue.
J’ai écrit mes premiers mots devant un mur, à dix-neuf ans, dans une prison militaire glacée par les brouillards de la Meuse. J’étais assis sur le ciment gelé d’une cellule et je traçais mes premiers mots sur un cahier.(…)
Six mois dans cette forteresse. J’écrivais le mot arbre et je voyais l’arbre, j’écrivais le mot vent et je sentais le vent, le mot lumière faisait entrer le ciel dans ce puits humide, et quand j’avais besoin du regard ou de la peau d’une femme je cherchais dans mon ventre le mot juste, le plus violent et le plus doux. Et les chemins rouges de Provence s’ouvraient sous mes yeux dès que l’encre sur la page en dessinait la fuite. Je me suis évadé pendant six mois sur des chemins de mots. Je prenais mon stylo et le monde entier entrait dans ce cachot. Je n’ai jamais été seul sous les hautes murailles de la forteresse, j’ouvrais mon cahier et je voyais tout.
C'est sans doute cela être écrivain, observer les autres de plus en plus intensément afin de voir plus clair en soi.
Je continuerai à écrire tant que je trouverai des hommes étonnants,déconcertants,impénétrables,tant que j'aurai moi-même quelque chose à cacher, à découvrir.
"_C'est ta vie qui intéresse les éditeurs, pas les formules savantes. C'est la vie qui est littéraire, même lorsqu'elle sent mauvais et qu'elle fait peur. Parle de la prison avec des mots poisseux de sang et des cachots avec des mots aussi froids que la pierre."
Je ne possède rien. Je me réveille le matin et je sais que tout m'appartient , les heures, les collines qui roulent sous la lumière dès que je pousse mes volets, les mots qui sont partout, fins et noirs comme des martinets. Ils fusent, plongent, crient, rayent le ciel étincelant.