Moïse et le monothéisme est le dernier texte écrit par
Freud. Il dut le reprendre à trois reprises et ne présente pas une forme classiquement achevée.
Freud mena une ultime lutte contre l'autocensure et le besoin de l'homme de se forger des certitudes à peine confortables dans un contexte historique qui, en 1938, n'était pas favorable à l'accueil d'une réflexion sur l'origine du judaïsme en particulier – mais du monothéisme, en général.
Continuant d'user du mythe du meurtre du père de
Totem et tabou,
Freud avance l'hypothèse que la naissance du monothéisme, soit l'exaltation d'une figure d'un Dieu tout-puissant, constitue l'après-coup du traumatisme du meurtre du père – le retour du refoulé. le mythe du meurtre du père sert à désigner le processus de résolution du complexe d'Oedipe : l'accès à la loi du signifiant, l'instauration de la tiercéité comme clé de voûte de tout lien duel. le père mort serait Moïse.
En s'appuyant notamment sur les travaux d'
Eduard Meyer et de
James Henry Breasted,
Freud suggère que Moïse était un égyptien proche d'Ikhnaton, le premier pharaon proposant un culte monothéiste dans la religion d'Aton. Après le meurtre d'Ikhnaton, il aurait continué à diffuser la religion d'Aton bien qu'elle fût alors rejetée par les Egyptiens. A ce point,
Freud remarque quelques incohérences dans les textes à propos de l'évolution de cette religion. le Yahvé qui se présente semble en effet s'éloigner significativement des conceptions éthiques de la religion monothéiste prônée par Ikhnaton et Moïse l'Egyptien. En s'appuyant toujours sur les travaux de ses prédécesseurs,
Freud suggère que le nom de Moïse représenta deux hommes : le Moïse d'Egypte, qui finit par être assassiné par son peuple qui ne voulait plus endurer les exigences de la religion monothéiste, et Moïse le Midianite qui ne foula jamais le sol de l'Egypte et qui ignorait totalement Aton. « Afin de permettre la fusion de deux personnages, il fallut que la tradition et la légende transférassent à Midian le Moïse égyptien. »
Entre temps, le peuple juif avait abandonné la religion d'Aton enseignée par Moïse l'Egyptien et avait adopté le culte d'un autre dieu assez proche du Baal des peuples voisins. « Mais la religion de Moïse bien que disparue avait laissé des traces, une sorte de souvenir et demeurait, tradition sans doute obscurcie et déformée, tradition d'un grand passé qui continuait à agir dans l'ombre et qui, peu à peu, prit, sur les esprits, un empire de plus en plus grand, pour arriver finalement à transformer le dieu Jahvé en dieu de Moïse et pour rappeler à la vie une religion que ce dernier avait instaurée de longs siècles auparavant et qui avait ensuite été abandonnée. »
Le refoulé du meurtre du père se manifeste alors, générant un sentiment de culpabilité et un besoin de châtiment à l'origine des transports d'ascétisme et des exigences de la loi. « Les Juifs s'imposaient constamment de nouveaux renoncements instinctuels et parvenaient, par ce moyen, tout au moins en théorie et en doctrine, à atteindre des sommets éthiques inaccessibles aux autres peuples de l'antiquité. » le monothéisme plus tardif que fut le christianisme tenta de racheter le meurtre originel du père par le sacrifice ultime de la plus haute personne, le Christ, afin que les hommes s'estiment acquittés d'une dette pourtant structurellement impayable. Evidemment, le christianisme n'évite pas pour autant le sentiment de culpabilité, l'ascétisme, les exigences et les châtiments ne disparaissant point miraculeusement, et le souvenir du sacrifice étant sans cesse revivifié dans la messe.
Moïse et le monothéisme constitue un mythe freudien supplémentaire qui permet de donner vie et forme à des processus structurels autrement moins tragiques d'un point de vue mythologique puisqu'il s'agit surtout de la résolution du complexe d'Oedipe, soit du passage de la soumission à une autorité extérieure identifiée (la figure paternelle) à l'intégration de cette autorité sous la forme de la Loi, si bien que la figure paternelle n'est plus nécessaire à en être le support : ainsi le meurtre du père engendre-t-il la loi ; ainsi la Loi est-elle le souvenir du père mort. Dans « le besoin d'avouer »,
Theodor Reik reprendra ce principe pour décrire à un niveau plus individuel la résolution du complexe d'Oedipe en lien avec le sentiment de culpabilité inconscient, le besoin de punition et la compulsion d'aveu.
Avec cet essai,
Freud christianise en quelque sorte le judaïsme, lui reconnaissant la possibilité d'avoir pu se passer du père à condition de savoir s'en servir.