Disciple allemand de
Freud (1856-1939) ayant beaucoup d'indépendance d'esprit, E. Fromm (1900-1980) s'en est écarté sur plusieurs points sans pour autant négliger l'essentiel. Il y a cependant 44 ans d'écart entre eux deux, et pendant toutes ces années, la société a évidemment changé, et donc aussi le cadre de la réflexion, non pas pour remplacer celle du passé, mais pour y ajouter un étage. Comme le dit Alain de Mijola dans le «Dictionnaire International de la Psychanalyse» (Calmann-Lévy), tome I, p. 669, E. Fromm «excellait à repérer les prémisses libérales bourgeoises que
Freud tenait pour allant de soi». Dans ce livre, Fromm jette un pont entre l'étude de la société et celle de l'individu, entre la psychologie des profondeurs et la sociologie, et ce livre est connu pour marquer un jalon essentiel dans l'histoire des sciences sociales modernes, ce qui explique et justifie sa réédition. Ce classique est sans doute l'oeuvre majeure de l'auteur.
L'enfant est longtemps pris en charge par ses parents. Il est dépendant et ne peut être libre. Sa sécurité est dans cette dépendance, et certains adultes plus faibles ont aussi besoin de cette dépendance rassurante, d'où le titre «
La Peur de la liberté».
À la fin de la guerre 1914-18, Fromm avait 18 ans et vit s'effondrer l'Empire allemand. Sa jeunesse, c'est celle des spartakistes et de l'extrême gauche. En 1933, tout bascule et Hitler prend le pouvoir. Fromm a 33 ans et fuit aux Etats-Unis. Ce contexte explique qu'il puise à la fois dans le marxisme de l'époque et dans la psychanalyse.
«
La Peur de la Liberté» date de 1941, juste avant l'entrée en guerre des États-Unis, et est le fruit de ses réflexions sur le conformisme des masses envers le totalitarisme du nazisme et du fascisme. Il comporte aussi une relecture du plus haut intérêt du Moyen-Âge, de la Renaissance et de la Réforme. Tout ce qu'apporte Fromm est fort enrichissant, mais le livre se caractérise aussi pour moi par un silence étourdissant. le grand absent en est Staline, signataire du pacte d'amitié germano-soviétique de 1939, pacte destiné à se partager la Pologne, rompu par son allié Hitler - et non pas par le Staline - en juin de cette même année 1941, et qui voit pourtant Staline engendrer des mécanismes fort similaires à ceux que décrit Fromm.
À la lumière du nazisme et du fascisme italien, mais cela vaut donc pour d'autres dictatures, Fromm suggère que beaucoup de peuples minimisent ce qu'il appelle les effets négatifs de la liberté, en développant trois moyens
- l'autoritarisme avec des aspects sadiques et masochistes, et la soumission à une personne ou à une idéologie,
- la destructivité pour ce que le sadique n'arrive pas à contrôler, et
- le conformisme qui voit les masses incorporer inconsciemment les idées et les pratiques imposées par la pression sociale, en évitant toute réflexion ou toute confrontation qui serait source d'anxiété et de sentiment de culpabilité. Déjà l'enfant s'identifie au père despotique pour en retirer un sentiment de puissance rassurante, et éradiquer la peur d'entrer en conflit. La relation entre le citoyen et le dictateur est du même ordre, de même que toute relation de dominant à dominé, et explique comment certains deviennent collabos. Cette forme d'identification au leader, décrite par
Freud, a aussi été étudiée plus tard par
Lacan.
Fromm voit dans ces trois moyens de fuite de la liberté les origines psychanalytiques du totalitarisme, et sa pensée laisse déjà entrevoir ce qu'on appellera plus tard le Syndrome de Stockholm.
Il rappelle aussi ce que nous voyons tous les jours, à savoir que ces tendances peuvent se retrouver dans les démocraties, où certains esprits faibles ne sont pas à l'abri de l'idée rassurante d'un pouvoir fort, bien que l'expérience d'Hitler, de Staline, et de bien d'autres, n'ait pas été particulièrement concluante. L'explication ne ressort donc pas de la rationalité mais s'éclaire de la psychanalyse. Si ce que décrit Fromm est toujours d'actualité, d'autres tendances se font jour aujourd'hui: le besoin maladif d'être contre, et ce qu'on nomme l'ultracrépidarianisme, néologisme désignant ceux qui ont une opinion définitive sur tout et surtout contre tout, en dehors de leur domaine, par exemple sur la vaccination. Ce mot est issu d'une réplique de Pline l'ancien à son cordonnier qui voulait donner son avis sur les formes littéraires (Histoires naturelles, 35): «Sutor, ne supra crepidam» (Cordonnier, pas au-delà de ta sandale). En 1891, Darwin a écrit que la connaissance engendre le doute et la prudence, tandis que l'ignorance s'accompagne souvent d'une certitude affirmée avec force.
Merci à Babelio et aux éditions Les
Belles Lettres pour cette «masse critique», et pour ce livre qui nous aide à aiguiser notre esprit critique, à mieux comprendre notre environnement humain.
Montaigne nous invitait à frotter notre cerveau à celui d'autrui. Celui d'
Erich Fromm peut nous apprendre beaucoup. C'est une pierre à l'édifice de notre pensée qui ne laissera pas indifférent.