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Critique de Sarindar


Lecteur de la Promesse de l'aube, je n'avais pas lu La nuit sera calme. Je remercie Piatka qui, par sa critique, m'en a donné l'envie.

Romain Gary est de ces écrivains et de ces hommes dont on peut dire qu'ils réunissent plusieurs personnes en un seul individu. Né en Lituanie d'une Juive russe et d'un Grec orthodoxe, Romain Kacew ou Romain Gary dont le nom signifie "brûle !" en russe est devenu plus francais que les Français de souche, un citoyen excentrique se payant le luxe de pleurer à la place de nos compatriotes la perte de leur identité culturelle et de leur indépendance nationale, noyées dans le consumérisme à la mode américaine au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ennemi de toute bondieuserie et de tout moralisme, notamment en matière de sexualité, il n'en était pas moins sensible au discours tenu par le Christ, dont la religion d'amour et de salut, même si Gary rejetait la notion de péché, lui paraissait être le triomphe de la part féminine en l'humain, que celui-ci fût homme ou femme.

Dans La nuit sera calme, Gary nous laisse voir plusieurs aspects et facettes des multiples personnalités qui s'exprimaient en lui : un écrivain qui de ses expériences fait des livres ; un serviteur de la France dans sa représentation diplomatique, imitant en cela des Jean Giraudoux, Paul Morand et Saint-John Perse ; un aviateur de la France Libre, tout comme le fut Pierre Mendès France ; un séducteur, un charmeur et un "coucheur" qui n'en fut pas moins un soutien du droit des femmes à se faire entendre et à porter un discours de douceur dans le monde brutal et assez "guerrier" des hommes, même s'il y avait un peu de pose étudiée dans les plaidoyers de Gary en faveur de la cause féminine ; et puis un fin observateur et analyste des bouleversements géo-politiques qui reléguaient la France au rôle de puissance secondaire dans une Europe qui ne pouvait pas se définir toute seule et dont le devenir économique et politique dépendait et dépend toujours étroitement de ce que les Etats-Unis d'Amérique voulaient et veulent bien nous laisser faire, tout en éprouvant pour les Américains une réelle sympathie.

Pour lire Gary, il ne faut surtout pas être idéologue ou être prude. C'est un gros plaisantin qui vous reprend très vite un ton de protestation et de gravité. Un vrai "gamin", un vrai "joueur" : son double prix Goncourt sous les noms de Romain Gary et d'Émile Ajar en sont la vivante preuve. Mais le farceur est aussi un replié sur lui-même et, paradoxe, un "extraverti" qui aime se confier à un public d'inconnus.

Les questions posées par "François Bondy", dans ces longs entretiens qui forment la matière de la nuit sera calme, donnent lieu à des réponses où, sous apparence de franchise et de spontanéité, Gary pèse et choisit ses mots et donne de lui l'image qu'il veut que l'on retienne.

Il y a donc Romain Gary et les femmes, et aussi Romain Gary et le sexe. Il en parle d'un ton libre, sans tabou et sans complexe, avec pour seule retenue celle de ne pas faire mal à quelqu'un si des imprudences de sa part risquent de compromettre une réputation. Et il se moque de ceux qui s'offusquent ou qui jouent à faire semblant de ne pas être concernés ou intéressés par la "chose". Pour lui, les sujets touchant aux rapports sexuels entre êtres consentants ne peuvent être objet de scandale et il rappelle que l'honneur ne peut être placé sous la ceinture mais bien dans le cerveau des individus. Il en profite pour rappeler comment notre monde aime surprendre les personnes en flagrant délit, dans un lit de délices adultères, et en même temps dans leur crainte de l'exploitation d'images capturées pour salir une réputation, notamment dans le milieu diplomatique, où l'espionnage est devenu de règle.

L'émotion s'empare de Romain Gary quand il évoque son amour pour la Hongroise Ilona Gesmay, un amour partagé, et pour lequel il avait obtenu la bénédiction de sa mère chérie - de cette mère sans cesse évoquée et donnée en exemple et qui eut la chance d'avoir un fils pour la sortir de l'ombre et parler d'elle avec l'abondance du coeur dans La nuit sera calme aussi bien que dans La Promesse de l'aube (même si dans cette dernière oeuvre les liens entre mère et fils sont plus fortement soulignés). Mais revenons à Ilona. Croit-on qu'elle se dérobe pour se soigner de maux guérissables par l'air pur des Alpes ? Tout faux. Et est-ce vrai qu'Ilona est retournée silencieusement en Hongrie pour revoir ses parents et les tenir au courant du projet de mariage qu'elle aurait formé avec Romain ? Pas plus réel que le reste ? Alors, faut-il accepter comme le fait Romain qu'elle ait pris, des années plus tard, la décision de quitter Romain pour devenir religieuse en répondant à un appel entendu au fond d'elle- même ? Eh! Bien non, si Ilona s'est éclipsée sans rien dire, c'est qu'elle qu'elle voulait ne pas attirer l'attention sur le fait qu'elle était atteinte par une maladie psychiatrique et internée pour des soins depuis des années et qu'elle ne voulait pas inquiéter Romain. Si elle refuse qu'on la voit, c'est qu'elle a voulu rester belle dans le souvenir de son bien- aimé. du coup, ce dernier ne doit pas céder au désir pressant qu'il éprouve de se précipiter auprès d'elle.

Autre grand volet : la politique. Gary se moque dans ces pages de ceux qui n'ont à la bouche que les mots : "indépendance de la France" quand on sait que nous dépendons de l'Afrique et du Moyen-Orient pour nos besoins en matières premières. Comment nos hommes politiques peuvent-ils indéfiniment signer des chèques en blanc sur l'avenir ? Pour Gary, la France, et, de manière plus générale, l'Europe, qui n'ont plus le pouvoir de leur ancienne puissance, font encore comme si... Constat d'autant plus amer que les États-Unis autorisèrent la création de l'Europe comme ligue commerciale pour faire pièce à l'U.R.S.S. L'actualité récente tendrait d'ailleurs à nous prouver que les U.S.A. aimeraient bien nous utiliser comme arme pour lutter contre la Russie ultra-nationaliste de Poutine, qui aurait rallumé la Guerre Froide entre Empire russe et U.S.A. en s'en prenant à l'Ukraine. Malgré tout, Gary demande à ce que l'on ne tire pas sur l'ambulance qui passe, car il appelle finalement de ses voeux la création d'une véritable Europe, à condition que ce ne soit pas l'Europe des profiteurs et de la seule finance. Il l'écrit : "Nous ne devrions pas nous identifier à quelque citoyen romain qui se serait écrié, en voyant Jésus mourir sur la croix : "Encore un raté !"
Pour lui, la France ne doit pas s'annihiler en se fondant dans l'Europe. Bien au contraire. Et il ne faut pas avoir peur de cultiver notre passé. Il a cette très belle phrase : "Le plus grand progrès que l'humanité ait connu eut lieu lorsque le Moyen Âge a découvert le passé : il a découvert l'Antiquité, la Grèce [et Rome], et c'est ainsi qu'il s'est ouvert sur l'avenir". Il use d'une belle image pour montrer que nous tenions auparavant nos destinées en main : il évoque justement les mains artistiques de la France.
Ici, Gary me rappelle le Bernanos de la France contre les robots.
Toutefois, même lorsqu'il dénonce notre soumission à la culture dominante des États-Unis, il pointe un peu plus loin que le rapport entre culture populaire et production cinématographique américaine est le résultat d'un heureux mariage.

L'humour enfin : lorsqu'il raconte qu'éconduit avant guerre par un homme qui lui refusa la main de sa fille, Romain Gary, fait Compagnon de la Libération et chevalier de la Légion d'Honneur, vit accourir au-devant de lui le même homme, venu lui faire la proposition incongrue qu'avec ses médailles et sa réputation de combattant comme couverture, il accepte la présidence d'une chaîne de maisons de passe, ce qui permettrait de laisser à ces établissements les moyens de continuer à exercer sans être menacés dans leur existence. "Je leur ai dit que j'etais très honoré mais que je ne pouvais pas accepter la présidence d'une chaîne de bordels, parce que je venais d'avoir une autre offre que j'avais déjà acceptée, celle d'entrer comme diplomate de carrière au ministère des Affaires étrangères".
Et encore et toujours la sexualité : "De toute façon, tout le monde ment, dès qu'il se met a parler au lieu de faire. [...]Le jour où je ne pourrai plus, je ne pourrai plus, un point, c'est tout. Je ne chercherai pas à ressusciter ça par le verbe".

Et puis l'essentiel. Quand François Bondy lui demande : "Dans cette sorte de mosaïque que tu es, composée d'éléments disparates - russo-asiatique, Juif, catholique, Français, un auteur qui écrit des romans en français et en anglais, qui parle russe et polonais, quel te semble être l'apport dominant ?"
Romain Gary : "Quelque chose que tu n'as pas mentionné, dans tes énumérations : la France libre. C'est la seule communauté humaine physique à laquelle j'ai appartenu à part entière".
Francois Sarindar, auteur de : Lawrence d'Arabie. Thomas Edward, cet inconnu (2010)
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