Avez-vous déjà envisagé une lecture commune ? C'est avec Bernard (Berni_29) et Caroline (Caro29) que je me suis lancée dans cette aventure. Je les remercie pour ces beaux moments d'échanges sur ce magnifique roman.
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Jusqu'à présent, je n'avais jamais lu de romans de
Romain Gary, pourtant un grand auteur de la littérature française. Je n'avais pas eu l'occasion d'en lire au moment de mes études, et puis, après, j'ai eu un temps assez long où la lecture des grands classiques me rebutait. Un trop plein, une envie de lire des romans plus récents, des sorties littéraires.
Et puis, mon inscription à Babelio, des belles rencontres avec d'autres lecteurs, des échanges enrichissants, des envies de me laisser guider dans mes choix, le désir d'explorer de nouveaux univers, de sortir de ma zone de confort et de découvrir de nouveaux auteurs.
Cette lecture commune aura été très enrichissante à plus d'un titre. J'ai découvert une autre façon de vivre ma lecture, d'habitude très solitaire. Et je suis tombée sous le charme de cet auteur, de son écriture, de son style, de ses personnages particulièrement émouvants et humains.
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Les cerfs-volants » est un roman d'autant plus touchant qu'il est le dernier écrit par l'auteur avant son décès. Il raconte une magnifique histoire d'amour, peu conventionnelle, entre un jeune normand et une belle aristocrate polonaise.
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Nous sommes en 1930.
Ludo, le narrateur, vit chez son oncle, Ambroise Fleury, un facteur passionné par la fabrication des cerfs-volants, un peu « timbré » diront certains, mais tellement attachant.
« Ainsi, ils m'ont traité de fou. Eh bien, figure-toi, ces beaux messieurs et ces belles dames ont raison. Il est parfaitement évident qu'un homme qui a voué toute sa vie aux cerfs-volants n'est pas dépourvu d'un grain de folie. Seulement se pose ici une question d'interprétation. Il y en a qui appellent ça « grain de folie », d'autres parlent aussi d' « étincelle sacrée ». Il est parfois difficile de distinguer l'un de l'autre. Mais si tu aimes vraiment quelqu'un ou quelque chose, donne-lui tout ce que tu as et même tout ce que tu es, et ne t'occupe pas du reste… »
Ludo n'a que dix ans lorsqu'un unique regard suffira à l'attacher pour la vie à Lila, une jolie petite polonaise dont l'attitude théâtrale, précieuse, frivole et narcissique m'ont fait souvent sourire.
Une passion d'enfant.
Une passion d'adolescent.
Une passion d'adulte.
« Il lui était agréable de se voir dans mon regard de muette adoration ; elle régnait ; j'étais son royaume ; assise au bord du lit, penchée tendrement vers moi, elle se laissait aimer… »
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Ce qui est avant tout très réussi, c'est la justesse avec laquelle
Romain Gary écrit de magnifiques portraits.
Ludo, doté d'une mémoire exceptionnelle, dont l'innocence et l'insouciance vont être vite balayées par l'irruption de la guerre.
« – Ne pleure pas, Ludo. le malheur, bientôt, va se chiffrer par millions. Il est normal que dans ton coeur il ne te parle que d'une seule voix. Mais puisque tu es si fort en calcul, tu devrais songer un peu à cette loi des grands nombres. Je comprends que pour l'instant tu n'es pas capable de compter au-delà de deux. Et puis, qui sait… »
Et puis, Ambroise Fleury, sans aucun doute, mon personnage préféré.
Comment ne pas être émue devant son engagement sincère et les belles valeurs humaines qu'il défend ? Avec malice, imagination et opiniâtreté, ce doux pacifiste s'oppose, à sa manière, très symbolique, à l'occupant nazi
par son art des cerfs-volants .
« On continue à rire d'Ambroise Fleury et de ses cerfs-volants... C'est bon signe. le comique a une grande vertu : c'est un lieu sûr où le sérieux peut se réfugier et survivre. »
Comment ne pas sourire à l'image de ces merveilleux cerfs-volants tendant leur fil vers le bleu du ciel normand, portés l'inoubliable Ambroise ?
Symboles de courage, d'honneur, de lutte, de fierté, de liberté et d'espoir.
De « petits bouts de rêves ».
A leurs côtés, préparez-vous à rencontrer d'autres personnages hauts en couleur : Marcellin Duprat, un chef étoilé qui met un point d'honneur à servir des plats gastronomiques d'exception pour montrer la domination de la cuisine française sur celle de l'Allemagne ou Mademoiselle Julie, l'ingénieuse maquerelle.
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La force de son récit réside également dans le style et l'écriture de l'auteur.
Tour à tour poétique, lumineuse, sombre, naïve, subtile, humoristique, teintée d'une douce ironie, je me suis laissée emportée par la générosité et la sensibilité du narrateur.
D'abord ingénu et spontané, à travers le regard de l'enfant qu'est Ludo, le récit se densifie et s'approfondit, à l'image du jeune homme bienveillant, réfléchi et tolérant qu'il devient.
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Les cerfs-volants » est également une magnifique page d'histoire, avec en toile de fond les traumatismes de la première guerre mondiale, la montée du fascisme, puis la seconde guerre mondiale jusqu'à la débâcle allemande. Ce qui se dessine au fil de cette lecture, c'est le portrait d'une France meurtrie, mais combattive et courageuse.
Les hommes se révèlent dans tout leur complexité, altruistes, généreux, courageux, ou au contraire irrationnels, méprisants dans leur lâcheté, leur vanité, leur brutalité.
« Plus tard, lorsque je pus penser, ce qui demeura, au-delà de l'horreur, ce fut le souvenir de tous ces visages familiers que je connaissais depuis mon enfance : ce n'étaient pas des monstres. Et c'était bien cela qui était monstrueux. »
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On ressent par cette écriture sincère que ce roman est habité par l'auteur, qu'il y a mis son histoire, son passé de résistant, ses réflexions sur la guerre, insensée et aveugle, la folie des hommes jusqu'à la barbarie. Il évoque aussi l'amour pour son pays et pour les femmes, les deux souvent indistincts.
Sans manichéisme, ni moralisme, ni haine, ce roman plein d'humanisme et d'optimisme dévoile également notre part d'insensibilité, de médiocrité et de monstruosité.
« Ce qu'il y a d'affreux dans le nazisme, dit-on, c'est son côté inhumain. Oui. Mais il faut bien se rendre à l'évidence : ce côté inhumain fait partie de l'humain. Tant qu'on ne reconnaîtra pas que l'inhumanité est chose humaine, on restera dans le mensonge pieux.»
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Je referme ce roman avec le sentiment d'avoir lu une belle histoire, emprunte de sagesse, de poésie et d'une profonde humanité, porté par la voix de
Romain Gary qui m'a accompagnée tout au long de ma lecture.
Ce que je retiendrai par dessus tout, au travers de son style élégant et juste, c'est ce message de liberté, de tolérance et de courage, à l'image de ces magnifiques cerfs-volants flottant haut dans le ciel.
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Et pour finir une des dernières pensées de
Romain Gary sur la force du souvenir, la nécessité de transmettre aux jeunes générations qui n'ont pas connu la guerre, l'idée que la paix est fragile et qu'elle s'entretient.
« Je me demande si c'est bien la peine de refaire le passé. Enfin, oui, quand même, pour la mémoire. »
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