Je ne saurais pas comment situer exactement ce livre par rapport à l'ensemble de l'oeuvre de
Laurent Gaudé. Ecoutez nos défaites, c'est le premier titre que je lis de cet auteur, dont je découvre, avec beaucoup de plaisir, le style très attachant, la grande sensibilité et, surtout, une forme de compassion pour l'ensemble de ses personnages, cette dernière étant une qualité que j'affectionne particulièrement chez un écrivain D'après un auteur sud-américain que j'aime bien,
Caio Fernando Abreu, tout vrai écrivain devrait pouvoir considérer « la condition humaine comme étant innocente ». Dont acte.
Quoiqu'il en soit, je me demande tout de même, peut-être à tort, si ce livre n'occuperait pas une place toute particulière dans l'oeuvre de cet auteur. Ou alors, me dis-je, aurait-il pour habitude de tisser des narrations toujours empreintes d'autant de puissance et de beauté mélancoliques, quasiment comme une sorte de point de vue esthétique général qui traverserait, comme c'est le cas ici, absolument toute l'oeuvre?
« Ecoutez nos défaites » est composé de différents récits croisés de personnages, à la fois réels et historiques (Hannibal, Grant, Sélassié) et de fiction. Ces récits se répondent et se succèdent, en petits fragments scandés par la voix de l'auteur. Se mêlant à celle de ses personnages, scrutant leurs pensées à la fois de l'extérieur et de l'intérieur, cette voix devient porteuse d'une même vérité consolatrice vers laquelle toutes ces histoires vont converger dans cette oeuvre chorale : l'irrémédiable défaite qui s'installe au bout de toute entreprise humaine.
C'est donc d'un seul et même adagio qu'il s'agira en fin de compte dans ce recueil polyphonique, d'une seule et unique voix : celle de la défaite, celle-là qui s'élèvera tout aussi bien parmi les décombres laissés par les guerres, les meurtres ou les séditions qui ne s'arrêteront jamais pour nous - toujours la même, qu'elle provienne de la souffrance des vaincus ou du silence qui se cache derrière la clameurs des vainqueurs (et que Hannibal, lui, entend lorsqu'il contemple l'immense désastre des 45 000 morts sur le champ de bataille de Cannes) - ; celle qui susurrera par moments à l'oreille des amants que la vie aura séparés, ou qui s'immiscera dans les longs silences partagés par les amants qui auront eux la chance de vieillir ensemble, devant alors faire face, comme le dit si joliment l'auteur, à « l'arc profond de la vie ».
Il n'y a, en définitif, pas de victoire sans défaite, comme il n'existe pas de défaite qui puisse nous priver du sentiment d'avoir fait exactement ce qui devait être accompli : voilà un des paradoxes essentiels de la condition humaine et que ce roman met en avant avec beaucoup de finesse et toute en beauté.
Simone de Beauvoir affirmait elle aussi que « si l'on vit assez longtemps, on voit que toute victoire se change un jour en défaite ».
S'il vous plaît, chers lecteurs babéliens, n'allez surtout pas imaginer (comme peut-être j'aurai maladroitement fait penser à ceux qui liront ce billet..) qu'il s'agirait là d'un livre plutôt négatif, morbide ou dépressif...
Loin de là, cette oeuvre aura eu sur moi l'effet contraire : apaisant, lénitif. Elle m'incite tout au plus à continuer à pratiquer, au besoin, une forme de «pessimisme actif» (dont parlait déjà le grand écrivain portugais
José Saramago), ou une sorte de «tristesse active» telle qu'elle est pratiquée par des personnages de ce roman. La défaite est un passage obligatoire pour tout un chacun, elle ne doit surtout pas nous empêcher de poursuivre notre chemin.
Enfin, il ne faudrait pas non plus confondre, et cela par contre on le saisit parfaitement par le cheminement même des personnages du livre, «défaite» et «échec». Comme dit l'auteur, à propos de Mariam, la femme rencontrée au début du récit par le personnage central du livre, Assem, dans un hôtel à Zurich, lorsque celle-ci, plus tard, fera la rencontre d'un autre homme, dans un autre hôtel, dans une autre ville: «Elle n'a rien raté. Vient seulement un jour le moment de la capitulation et avant cela, de façon progressive, la bascule dans la perte, ce deuxième temps de la vie où les forces s'amenuisent, où le jaillissement, l'étonnement, la surprise deviennent plus rares, juste cela, l'entrée dans le temps de la défaite mais qui fait partie du reste et qu'elle va essayer de vivre pleinement, sans échec là non plus, pour rester elle-même ».