Comme autant d'odyssées apparemment victorieuses, cinq tableaux, dont trois appartiennent à l'Histoire et deux sont contemporains, constituent le canevas de ce beau roman, de cette oeuvre puissante et inspirée, et dans laquelle se dessine un thème en filigrane.
Agamemnon, l'oncle d'Hélène enlevée par les Troyens, mène la flotte grecque qui doit combattre Troie et délivrer Hélène. L'absence de vent empêche les navires de partir. Agamemnon aurait offensé la déesse Artémis. Il doit sacrifier sa fille Iphigénie et il y consent, permettant aux bateaux de partir. Ainsi, même s'il parvient à raser Troie, il a déjà perdu la guerre. Avec cette anecdote puisée dans la mythologie, le thème de ce roman est annoncé dès les premières pages.
Assem Graïeb est un agent du renseignement français. Depuis dix ans, il exécute des missions au Mali, en Libye, en Irak, il protège des hommes, en abat d'autres, renseigne, traque. Aujourd'hui, ce ”tueur de la République” est fatigué, il se sent aspiré, voit grandir en lui une sorte de révolte. Mariam est une archéologue irakienne qui travaille pour l'Unesco et essaie de sauver le patrimoine culturel, vestiges, monuments et objets des musées, menacés par Daech. Assem et Mariam se rencontrent à Zurich et passent une nuit ensemble : c'est la seule, mais ils ne l'oublieront pas. La prochaine mission d'Assem est de livrer aux Américains un homme qui a fait partie du commando qui a exécuté Ben Laden et qui semble dériver, se livrer à des trafics d'objets d'art. Job - c'est son nom - séduit Assem, fragilisé depuis qu'il a assisté à l'exécution sauvage de Khadafi par une population exaltée. Tous deux se posent des questions sur leur finalité : qu'avons-nous réussi ? À quoi obéissons-nous ? Un jour quelque chose se rompt en chacun, et rien n'est plus comme avant.
Au cours de la guerre de Sécession, en 1861-65, le général Ulysses Grant, promu par Lincoln, remporte des batailles au nom de l'Union nordiste contre les Sudistes réunis en Confédération. Peut-être rendu humain par l'alcool, il pleure ses victoires parce qu'elles se soldent par des dizaines de milliers de morts dans les deux camps, des jeunes gens le plus souvent. Mais il avance, et il devra supporter le surnom de ”boucher”. Et de fait, quand la victoire est là, il faut encore tout brûler, les fermes, le bétail et achever les familles de fermiers. Puis voir les confédérés vaincus par la faim, fuir le long des routes, hallucinés, en haillons, la peau sur les os. « Je peux faire hurler de douleur toute la Georgie », clame son ami Sherman. Au regard de l'Humanité et de l'Histoire, qui est le plus à même d'avoir honte, le vaincu ou le vainqueur ?
Après avoir traversé l'Espagne, les Pyrénées puis les Alpes avec ses cavaliers, ses fantassins, ses mercenaires, ses éléphants et ses tribus ralliées, ce stratège rusé qu'est Hannibal le Carthaginois s'attaque aux Romains dont il est vainqueur aux batailles de la Trébie, du lac Trasimène et surtout de Cannes où il les piège et les décime. Puis il fait semblant de préparer le siège de Rome pour détourner l'armée romaine de Capoue où il s'est installé. Les Romains ne se laissent pas prendre, et Hannibal commence à connaître une série de défaites qui le feront refluer à Carthage. À nouveau face aux Romains conduits par Scipion, il est battu à Zama, tente une carrière politique à Carthage, puis traqué par les Romains, il s'enfuit et s'exile. Après un parcours chaotique, il connaîtra une nouvelle défaite maritime, son allié Antiochus perdant sa flotte à Tyr (Liban actuel). Celui qui a fait trembler l'Empire de Rome finira par se suicider, comme une dernière défaite.
La dernière percée dans l'Histoire concerne Haïlé Sélassié, empereur d'Éthiopie, Négus, roi des rois, descendant de la reine de Saba et du roi Salomon, vaincu lors de la bataille de Maichew par les Italiens qui occupent son pays. En fuite, dans une grotte puis gagnant Adis Abeba, il finit par s'exiler en Angleterre. Il reviendra cinq ans après, au début de la Seconde Guerre Mondiale, dans un pays libéré des Italiens par les Alliés. Mais, après plus de trente ans de monarchie despotique et éclairée à la fois, de règne flamboyant et contesté, l'empereur aux vingt-sept Rolls Royce dont le peuple crie famine, sera renversé par Mengistu et assassiné en prison.
Hannibal, le général Grant, et même Haïlé Sélassié font figure de héros aujourd'hui, alors que le premier, qui a gagné des batailles dans le sang, et qui a vu ses bataillons s'écrémer par la maladie, l'épuisement, la déception, a été finalement vaincu par Scipion, que le second qui est venu à bout d'une guerre civile au prix de trop nombreux morts et de ressentiments durables, s'est laissé gagner par l'alcool, et que le dernier qui aurait pu marquer l'Histoire par son discours à la Société des Nations qui déconsidérait cette institution lâche et impuissante, mais pouvait sonner le glas du colonialisme, a fini comme un dictateur d'opérette.
Et de nos jours ? Peut-on parler de victoire à propos des guerres en Irak et en Libye, malgré la chute de leurs dirigeants respectifs ? Assem est-il un héros du XXIe siècle, lui qui traque des terroristes ? Et Mariam également, qui cherche à sauver des patrimoines culturels ?
Victoire militaire, défaite personnelle, cela appartient au passé, tant les contours des guerres modernes ont changé, illustrées par des héros anonymes, comme Assem, tant la notion de victoire a perdu de sa pertinence, tant est fort le déséquilibre en pertes humaines entre les nations occidentales et les autres.
Il n'y a pas d'amour heureux, selon le dicton ou la chanson. On pourrait paraphraser en disant : « Il n'y a pas de victoire heureuse ». le roman de
Laurent Gaudé est une belle illustration de cette thématique. Mais l'auteur est également fasciné par l'Histoire dans ce qu'elle a, à la fois de déterminant et de tragique, et il l'écrit avec l'ampleur, la vision et la dimension de l'instant que cela requiert. Gaudé se débat avec justesse et régal dans le moment de l'action et dans la tête de ses personnages, dans leurs contours, dans leur souffle, dans leurs émois. En même temps, il garde de la distance, et cette distance, c'est son écriture, chaleureuse, empathique, imagée. On reconnait vite sa manière unique de raconter des histoires, d'écrire l'Histoire.
Il laisse aussi avec bonheur une place à l'amour et à la poésie, celle de Cavafy et de
Mahmoud Darwich, par exemple. Heureusement, on peut encore construire ou faire revivre des récits du quotidien, s'emparer des mots et leur faire dire ce que l'on veut. « Ne laissez pas le monde vous voler les mots » dit et répète
Darwich dans le roman…
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