... ils portent en eux, au-delà de la blessure, la lumière brûlante, têtue, inexpugnable de ceux qui ont arpenté les ténèbres, et ce sont à temps souvenu de la vie.
Dans ma vie bien rangée, il est l'eau vive.
Même s'il fallait pour cela demeurer aveugle à une autre vérité, plus sombre et plus sordide : l'image est une tueuse en série.
À première vue, quelques grammes d’électronique aimable, conçus pour fixer des paysages, des monuments, des tableaux de famille, attraper des sourires, des chats ou des visages d’enfants; dans les faits, une possible arme de guerre, capable de broyer les gens comme nous, ceux qui s’étaient trouvés là où il ne fallait pas.
A cet instant, je ne sais pourquoi, j'ai pensé au photographe qui avait pris le cliché pour Scoop-Images. A celui qui avait fichu ma vie en l'air avec la même facilité qu'on pousse une rangée de dominos. Combien avait-il monnayé le prix de mon existence : mille, deux mille, dix mille euros ? Il lui avait fallu moins d'une seconde pour appuyer sur le déclencheur ; mais, à moi, cela prendrait des mois, des années peut-être, pour réparer les dégâts, si tant est qu'ils soient réparables.
Eh bien appelle-le et pose lui la question. Ce sera plus fatigant que de déprimer dans ton coin, je te l'accorde - elle a esquissé un sourire - mais plus constructif aussi
Il est vrai qu'il n'y avait pas de mots dans le code pénal pour décrire ce geste très particulier qui consiste à violer la douleur avec un objectif.
… depuis que je sais que ce cliché a circulé un peu partout, je me sens vulnérable.
Est-ce qu'Héloïse est au courant ? Nous ne nous sommes pas revus depuis l'hôpital. Une fois en réanimation, grâce à un infirmier compréhensif, une autre fois dans sa chambre. Ensuite, je me suis heuté à la garde prétorienne devant sa porte. Son mari avait donné des consignes strictes qui ne m'incluaient pas.
Depuis sa sortie, mon amie ne me parle plus que par SMS. Un premier pour me demander des nouvelles, un deuxième pour m'avertir de son changement de numéro, le dernier pour la commémoration. Aucune allusion à Scoop-Images.
Pourtant, mon portable porte la trace régulière d'appels manqués émanant du sien. Mais elle ne répond jamais quand je rappelle. Je me dis qu'elle doit être avec son mari. Qu'elle ne veut pas entendre parler de cette photo, et encore moins me revoir parce que mon souvenir est lié à la pire journée de sa vie.
Je mens.
Ce n'est pas seulement la sollicitude qui me retient d'insister. C'est la honte que nous ayons été tous deux été montrés ainsi, dans ce que nous avions de plus faillible et de plus démuni. Un photographe a fait de nous, par provision, les traîtres que nous n'étions pas. Son image a défloré, vendu, souillé à l'avance les mots que nous n'avons pas eu le temps de prononcer. Depuis, ils flottent entre nous, branches de bois mort à la surface de l'eau sale.