Journal d'une parisienne, tome 2 : Chienne d'année

Mercredi 5 juillet 1995
L'Origine du monde, chef-d'oeuvre de Courbet, vient d'entrer au musée d'Orsay, où chacun pourra désormais le voir librement.
Pendant des années, il a été la propriété de Jacques Lacan, qui l'avait dissimulé derrière une toile plus inoffensive. Mais quelquefois, dans sa propriété de Guibraucourt, il le montrait à ses amis. C'est ainsi que je l'ai vu pour la première fois.
Cette toile extraordinaire choquera-t-elle les visiteurs? Ce n'est pas impossible. Elle représente un sexe de femme, seulement le sexe, ouvert, et le départ du torse. C'est peu dire qu'elle est saisissante. On ne sait pas d'où lui vient son titre, L'Origine du monde, mais il est beau lui aussi.
L'accrochage est discret.
Il serait bien étonnant, cependant, qu'il n'y ait pas quelque pudibond furibond pour vouloir la soustraire aux regards.

Dimanche 26 mars 1995
Lu un livre difficile mais excellent sur Annah Arendt. Une sorte de biographie intellectuelle.
Arendt : la seule femme, avec Simone Weil peut-être, qui ait laissé en ce siècle son empreinte sur la scène philosophique.
C'est à elle que l'on doit la fameuse formule maintes fois citée sur la "banalité du mal". C'était à propos du procès Eichmann à Jérusalem, qu'elle suivait pour un journal américain. Elle soutenait qu'Eichmann était n'importe qui, rien d'un monstre, qu'il était bon de le pendre parce qu'il avait soutenu une politique qui consistait à refuser de partager la terre avec le peuple juif, et que personne ne pouvait avoir envie de partager la planète avec lui, mais qu'il n'était que le produit d'un décervelage généralisé... "Ce qui est banal, disait-elle, n'est ni une bagatelle ni quelque chose qui se produit fréquemment. Que quelque chose puisse pour ainsi dire sortir du ruisseau, sans courant profond, et gagner de la puissance sur presque tous les hommes, c'est précisément cela qui est effrayant dans le phénomène..."
Elle a fait scandale. Et pourtant...

Mardi 18 mars 1995
Le procès OM-Valenciennes se poursuit, de plus en plus sordide. Des témoins retrouvent soudain la mémoire pour se récuser après que l'on a obtenu d'eux de faux témoignages; un ancien ministre est pris en flagrant délit de mensonge; Tapie s'enfonce malgré ses rodomontades... Quand il jonglait avec les dizaines de millions, ceux qu'ils devaient au Crédit Lyonnais, aux douanes, au fisc, cela avait au moins de la gueule! Ici, il fait petit malfrat coincé dans une misérable affaire de deux cent cinquante mille francs... Quelle chute! Et quel gâchis, avec le talent qu'il a...

Vendredi 20 janvier 1995
Déjeuner avec Olivier Nore, qui a pris la direction de Calman-Levy. Bouillonnant de projets et d'interrogations à l'heure du CD-Rom. Quel est l'avenir du livre? Rien de plus difficile à maîtriser intellectuellement qu'une telle anticipation. Et pourtant, il faut que les éditeurs s'y mettent. Ou meurent.

La féminité n'est pas une incompétence. Elle n'est pas non plus une compétence.

Mardi 17 octobre 1995
Nouvel attentat dans le métro parisien. Pas de morts, mais des blessés grièvement atteints.
Il fallait s'y attendre. Il est clair qu'aucune mesure de prévention ne peut éliminer tous les risques, tant il paraît simple de déposer une bombe rudimentaire dans un lieu public. M'est revenue en mémoire la phrase de Chateaubriand : "Je ne connais rien de plus servile, de plus méprisable, de plus lâche, de plus borné qu'un terroriste."
On a peine à comprendre, dès lors que les assassins se sont clairement désignés que Jacques Chirac ait choisi de rencontrer, le 22 octobre, le président algérien Zeroual et qu'il mette ainsi de l'huile sur le feu. Est-ce bien opportun?
Reste qu'il nous faut désormais vivre avec le terrorisme et vivre calmement.

Lundi 9 octobre 1995
Les attentats ont été revendiqués par un document signé du GIA dans un texte qui fait allusion à une missive secrète adressée à Jacques Chirac et le sommant de se convertir à l'islam. Si tout cela n'était tragique, ce détail serait comique.
Mais le document, signé Djamel Zitouni, est lourd de menaces.