Ferdydurke

Que souhaite avant tout celui qui, à notre époque, a ressenti l'appel de la plume, ou du pinceau, ou de la clarinette? Il souhaite avant tout être un artiste. Créer de l'Art. Il rêve de se nourrir du Vrai, du Beau et du Bien, d'en nourrir ses concitoyens, de devenir un prêtre ou un prophète offrant les trésors de son talent à l'humanité assoiffée. Peut-être veut-il aussi mettre son talent au service d'une idée ou de la Nation. Nobles buts! Magnifiques intentions! N'est-ce pas le rôle des Shakespeare, des Chopin? Considérez cependant qu'il y a un petit ennui : vous n'êtes pas encore des Chopin ni des Shakespeare, et vous n'êtes pas encore pleinement des artistes ni grands prêtres de l'art, et dans la phase actuelle de votre évolution vous n'êtes encore que des Demi-Shakespeare ou des Quarts de Chopin (oh, ces affreuses parties!), et par conséquent votre attitude prétentieuse révèle seulement votre triste infériorité, et l'on dirait que vous voulez montrer de force le socle du monument en risquant d'abîmer vos plus précieuses et vos plus délicates parties du corps.

Sophie répondit, mais personne ne l'écouta car on savait qu'elle parlait seulement pour parler.

P.21 Ce fut horriblement long. Les minutes durèrent des heures, les secondes s’élargissaient, je me sentais mal en point, comme une mer qu’on aurait voulu aspirer par un tuyau.

Je compris que je devais fuir. Pimko, Sang-de-navet, les prophètes, l'école, les camarades, toutes ces aventures depuis le petit matin se mirent à tourner dans ma tête comme une roue de loterie qui s'arrêta sur le mot "fuir". Mais où ? Comment ? Je ne le savais pas très bien, mais je sentais que c'était nécessaire si je ne voulais pas succomber à la pression des phantasmes sortis de partout. Cependant, au lieu de m'échapper, je fis remuer mes doigts de pieds dans mes chaussures, et ce remuement paralysait et anéantissait tout désir de fuite, car comment s'échapper quand on est en train de remuer ses doigts de pieds ?

Essaie de coincer l’ennemi dans la salle de bains, regarde à quoi il ressemble en de telles circonstances ! Observe et rappelle-toi bien ! Quand les vêtements tomberont comme une feuille d’automne, entraînant dans leur chute les prestiges du chic, de l’élégance et du style, tu pourras l’attaquer spirituellement comme le lion se jette sur l’agneau. On ne doit rien négliger de ce qui peut mobiliser, donner de l’énergie et assurer sa supériorité sur l’ennemi, la fin justifie les moyens, il faut combattre à l’aide des méthodes les plus modernes, combattre et c’est tout !

La normalité n'est qu'une corde de funambule au-dessus des abîmes de l'anormal.

P. 169 Mais c’est seulement quand je me fus mis à danser tout seul moi aussi que mes pensées prirent corps et se transformèrent en acte, ridiculisant tout à la ronde et en extrayant le mauvais goût. Je dansais, et cette danse sans partenaire dans le silence et la solitude se chargeait d’une folie qui m’effrayait. Quand j’eus dansé devant les essuie-mains des Lejeune, leurs pyjamas, leur pâte à raser, leurs lits et leurs autres ustensiles, je me retirai en vitesse et fermai la porte derrière moi. Je l’avais bien arrangé avec ma danse, leur intérieur moderne !

P.267 Mon oncle battit des paupières comme s'il avait chassé d'un coup de pouce une chenille de son gilet, mais il préféra se taire : moqué sur un plan subalterne par ma naïveté, cet ironiste patenté des salons et des restaurants ressemblait à un escrimeur attaqué par un canard.

P.152 Pouvait-on s’arracher pas ses propres forces à quelqu’un si l’on ne possédait rien en dehors de lui, aucun appui, aucun contact autre qu’avec lui, si l’on était complètement dominé par son style ? Non, impossible, c’était exclu.

P. 55 Je compris alors pourquoi nul ne pouvait fuir de cette école : tous les visages et toutes les attitudes anéantissaient les possibilités de fuite, chacun restait captif de sa propre grimace et bien qu’ils eussent tous dû s’enfuir, ils ne le faisaient pas parce qu’ils n’étaient plus ce qu’ils auraient dû être. […] Mais comment fuir ce que l’on est, où trouver un point d’appui. une base de résistance ?