Un bref et fascinant roman d'aventures russe de 1925, teinté d'un profond surréalisme.
Sur mon blog : https://charybde2.wordpress.com/2017/03/10/note-de-lecture-la-chaine-dor-alexandre-grine/
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Il est parfaitement naturel qu’au moment d’en venir aux prises avec l’inconnu, l’imagination coure en deviner le résultat, en sorte que, le doigt déjà tendu sur sa cible, je suspendis sa pression, soudain traversé par la crainte qu’une sonnerie assourdissante se mît à retentir et que l’alarme se répandît dans toute la maison. Claquements de portes, martèlements de pas précipités, et autres cris de « Où ? qui ? eh ! par ici ! » se peignirent à mon imagination de manière si nette au milieu du silence absolu qui m’entourait, que je m’assis sur le divan et allumai une cigarette. « Mmouais ! soupirai-je. Nous voilà loin, papa Gros. Et dire qu’en ce moment même vous m’auriez déjà tiré de mon misérable lit, réchauffé d’une taloche et ordonné d’aller frapper à la vitre noire du cabaret « Passez donc par chez nous » pour réclamer une bouteille »… J’étais ravi de ne rien comprendre aux affaires de cette maison, et en particulier d’ignorer absolument ce qui allait se produire, et de quelle manière, dans une heure, dans un jour, dans une minute, comme s’il s’agissait d’un jeu. Le balancier de mes pensées décrivait d’invraisemblables oscillations, cueillant au passage toutes sortes de tableaux, jusqu’à une apparition de nains : je ne me fusse point refusé à voir une procession de petits gnomes, à barbes blanches, robes et bonnets, marchant à pas furtifs le long du mur, une flamme rusée au fond des yeux.
Le fait d’avoir ainsi brûlé mes vaisseaux se répercuta aussitôt dans mon cœur et dans mon esprit : je sentis mon cœur chavirer et je compris que je venais d’agir inconsidérément. Tenter de faire s’ouvrir à nouveau le mur de la bibliothèque n’était d’aucun fondement : je n’avais plus devant les yeux qu’un cul-de-sac maçonné de pierres carrées qui ignorait ce que voulait dire « Sésame » et ne présentait aucun point de sa surface qui éveillât l’envie d’appuyer dessus. Je m’étais moi-même pris au piège. Mais à ce désagrément venait se mêler un sublime sentiment de demi-terreur (nous donnerons à la deuxième moitié le nom de jubilation) : celui de me trouver seul en un lieu interdit et secret. Si je redoutais une chose, c’était uniquement la peine immense qu’il me coûterait de me tirer du mystère pour retourner à l’évidence ; au cas que je fus découvert ici par les maîtres de cette maison, je comptais adoucir mon sort en leur rapportant la conversation que j’avais surprise et le désir naturel que j’avais conçu de me cacher. Après avoir ouï pareil entretien, même une personne peu dégourdie devait incliner au soupçon.
« Le vent soufflait… », ayant écrit ces mots, je renversai l’encrier d’un geste maladroit, et la couleur de la petite flaque brillante me fit ressouvenir de la noirceur de cette nuit-là, quand j’étais couché dans le poste d’équipage de « L’Espagnole ». Cette coquille de noix jaugeait à peine six tonneaux et avait servi à transporter depuis Mazabu une cargaison de poisson séché. Certains aiment l’odeur du poisson séché.
Le bâtiment tout entier était imprégné de cette horreur. Allongé seul dans le poste d’équipage, le hublot obturé par un chiffon, j’étais en train d’examiner, à la lueur d’une chandelle soustraite à la vigilance du capitaine Gros, la reliure d’un livre dont les pages avaient été arrachées par quelque lecteur pratique et dont je n’avais retrouvé que la couverture.
Sur la face intérieure était écrit à l’encre rouge :
« On peut douter qu’une personne sensée se décide à lire pareil livre, où tout n’est qu’invention ».
Les Voiles écarlates (Алые паруса), film soviétique réalisé par Alexandre Ptouchko en 1961.