Trois instantanés dans la vie d'un homme.
L'auteur décrit avec beaucoup de délicatesse 3 moments choisis dans son (?) existence, à la fin de l'adolescence, à l'âge adulte. Écrit à la première personne, le texte a tout d'une autobiographie.
La première partie nous fait vivre le passage du narrateur de l'adolescence à l'âge adulte.
L'écriture est à la fois subtile et sensible, élégante. Aucune lourdeur, les émotions sont profondes mais jamais exagérées, entre l'intransigeance et l'égoïsme, les peines et les prétentions d'un adolescent trop sûr de lui.
Une grande douceur et une forme de nostalgie sans tristesse émanent des mots du narrateur.
Sa vie s'écoule sans heurts entre l'ennui que suscite en lui la vie de "petits bourgeois" de ses parents, la découverte de l'amour avec Lisbeth et des convictions marxistes affichées bien qu'hésitantes.
Le narrateur fait le parallèle avec la jeunesse de ses parents : est ce qu'eux aussi aspiraient à autre chose au même âge ?
Progressivement des drames surviennent, les sentiments changent, certains personnages s'éloignent mais la vie continue, sans a-coups ; c'est plutôt un mouvement fluide, parfois imprévisible, parfois douloureux, mais qui nous emmène avec lui. La direction est inconnue mais chaque étape a du sens par rapport à la précédente et participe de là construction de soi.
Et puis le narrateur fait des rencontres qui l'aident à mûrir, surtout des femmes : Erika, Gudrun, Lisbeth. Il découvre le doute et la remise en question, l'insouciance aussi. Il décrit ses rêves et ceux de sa copine, la découverte de la littérature et la philosophie, leur jeunesse, cet "espace de liberté entre ce qu'elle avait quitté et tout ce qui l'attendait, dont tout le monde ignorait tout, et elle aussi. L'espace infini des possibles."
Il accepte progressivement l'absence de certitude et les doutes, y compris sur la réalité de ses sentiment de l'époque et l'enchaînement des événements : "Mais était-ce si simple ? Ne manque-t-il donc rien d'une image à l'autre ?" Cette écriture sensible et subtile me rappelle
Kenzaburo Oé.
Ce qui paraissait si important peu de temps auparavant ne l'est finalement plus tellement. Mais alors qu'est-ce qui est vraiment important ?
Trente ans plus tard, le narrateur approche de la cinquantaine et est toujours confronté aux mêmes doutes et aux mêmes contradictions.
Incapable de s'engager quand il aime une femme (Maria, Bénédicte...), le bonheur "standard" lui paraît incompatible avec sa personnalité profonde, vaguement anti-conformiste et une fidélité à des principes un peu flous qui le rattachent à sa jeunesse : "Qui nous étions importait-il, tant que nous étions heureux ?"
La solitude est-elle indispensable pour rester libre ?
Ce genre de considérations peut sembler vaines et prétentieuses, mais ce n'est pas du tout ce que j'ai ressenti pendant ma lecture, et l'auteur conserve une forme de mélancolie légère. On découvre néanmoins dans cette seconde partie, une certaine pesanteur et de l'assurance, moins d'émerveillement et une capacité de remise en question qui s'efface. Peut-être les effets de la cinquantaine qui approche !
En quoi trahissons nous (ou ne trahissons nous pas) les idéaux qui nous ont exaltés ou transformés à 18 ans ? "C'était le garçon de dix-huit ans qui regardait l'homme que j'étais devenu, à travers les ans. Je savais ce qu'il pensait. Il comparait ma joie durable à sa faim fébrile d'une vie différente et plus riche. Quelque chose de plus grand que le jour, le chemin et le corps. Pendant un instant, cela a été comme si je gisais par terre, à regarder mon moi d'adulte de trente-cinq ans, trônant
de manière instable sur des échasses qui ne cessaient de croître. Chaque jour qui passait m'éloignait de celui que j'avais été."
Quel sens suis-je en train de donner à ma vie ? Qu'est ce qui fait sens et qu'est-ce qui ne fait pas sens ? le bonheur prime-t-il sur ce "sens" ?
Quand un adolescent croate et sa mère, demandeurs d'asile débarquent dans la vie de ce célibataire solitaire et asocial, incapable de saisir le bonheur qui s'offre à lui, son armure se brise, mais le destin et ses vieux démons finissent par le rattraper.
A l'approche de la soixantaine, il rassemble ses souvenirs et fait remonter à la surface de vieilles blessures oubliées, d'autres occasions manquées avec des femmes qui auraient pu le rendre heureux, si le bonheur avait été son objectif : "Le chemin du milieu, c'est le seul qui ne mène pas à Rome". Ses contradictions et son anti-conformisme ne l'ont pas quitté.
Toujours vaguement mélancolique, il refuse d'avoir des regrets et ne voit pas souvent sa famille.
Existe-t-il une femme quelque part qui pourra établir avec lui une relation différente ? Une nouvelle rencontre pour refermer les vieilles blessures ?
Les portes de fer est un très très beau livre poétique et mélancolique, pas superficiel et même carrément intelligent, prenant, émouvant et agréable à lire : je n'ai qu'une envie : dévorer la bibliographie de l'auteur.