Soir
Je n'arrête pas d'aller voir si j'ai des nouveaux messages, mais pas de nouvelles de Tom. La vie devait être tellement plus simple pour les alcooliques jaloux avant les e-mails, les textos et les téléphones portables, avant l'ère de l'électronique et toutes les traces que cela laisse.
Aujourd'hui, il n'y avait presque rien au sujet de Megan. On est déjà passé à autre chose, et la une était consacrée à la crise politique en Turquie, la fillette de quatre ans mutilée par des chiens à Wigan, et la défaite humiliante de l'équipe de foot d'Angleterre contre celle du Monténégro. On a déjà oublié Megan, et ça ne fait qu'une semaine qu'elle a disparu.
Cathy m'a invitée à déjeuner. Elle était toute perdue : Damien est parti rendre visite à sa mère à Birmingham, et elle n'a pas été conviée. Ca fait presque deux ans qu'ils sortent ensemble, mais elle ne l'a toujours pas rencontrée. On est allées au Giraffe, sur High Street, un restaurant que je déteste. Une fois qu'on nous eut installées au milieu d'une pièce qui vibrait des hurlements des moins de cinq ans, Cathy s'est mis à me poser des questions. Elle était curieuse de savoir où j'étais hier soir.
- Tu as rencontré quelqu'un ? a-t-elle demandé, les yeux brillants d'espoir.
C'était assez touchant. J'ai presque dit oui, parce que, après tout, c'est la vérité, mais c'était plus simple de mentir. Je lui ai dit que j'étais allée à une réunion des Alcooliques anonymes à Witney.
- Oh, a-t-elle commenté.
Gênée, elle a plongé les yeux dans sa salade grecque flasque.
- J'ai cru que tu avais fait une petite rechute. Vendredi.
- Tu ressembles à ces chiens abandonnés, ceux qui se sont faits maltraités toute leur vie. On peut les frapper encore et encore, ils reviennent toujours en remuant la queue. Ils reviennent quémander en espérant que cette fois, ce sera différent, que cette fois, ils feront ce qu'il faut et qu'on les aimera enfin.
C'est ça, c'est ce qu'il fait tout le temps, il est passé maître en la matière : il me fait croire que tout est de ma faute, que je ne vaux rien.
Il n'y a rien de plus douloureux, de plus destructeur que le doute.
J'ai l'impression de rentrer chez moi, et pas uniquement de retrouver une maison, mais de retrouver une maison d'enfance, un endroit abandonné dans une vie antérieure. C'est la familiarité qu'on ressent lorsqu'on gravit un escalier en sachant à l'avance quelle marche va grincer.
Il y a un affreux entrepôt en béton à droite des rails, à peu près cinq cents mètres avant d'entrer en gare. Sur le côté, quelqu'un a écrit : LA VIE N'EST PAS UN PARAGRAPHE. Je repense au paquet de vêtements au bord des rails et ma gorge se serre. La vie n'est pas un paragraphe et la mort n'est pas une parenthèse.
Je ne peux pas n'être qu'une épouse, ce n'est pas moi. Je ne comprends pas comment les autres y arrivent ; il n'y a littéralement rien d'autre à faire qu'attendre. attendre qu'un homme rentre à la maison et vous aime.
Il n'y a rien de pire au monde que l'insomnie, je déteste ça, rester là avec le cerveau qui égrène chaque seconde, tic, tac, tic, tac.
Je ne crois pas aux âmes soeurs, mais il y a entre nous une compréhension comme je n'en ai jamais ressenti par le passé ou, en tout cas, pas depuis longtemps. Elle naît d'un vécu partagé, de deux personnes qui savent ce que c'est que de vivre brisé.
Les gens sortent se promener, leur bonheur est si évident que c'est est presque agressif. C'est épuisant, et c'est à vous culpabiliser de ne pas vous y mettre, vous aussi.