La plupart des romans de
Hermann Hesse sont des romans d'apprentissage. Celui-ci développe la vie de son personnage en postulant que la construction de soi est déterminée par une sorte d'évolutionnisme de type darwinien qui s'appliquerait à l'évolution spirituelle. Au milieu des nombreuses références théologiques (qu'elles soient chrétiennes, gnostiques, védiques ou bouddhiques) on repère l'application à l'âme de la fameuse loi (désormais caduque) édictée par Haekel selon laquelle l'ontogenèse récapitule la phylogenèse: "Mais chacun de nous contient l'univers tout entier et, de même que notre corps porte en lui tous les degrés de l'évolution, à partir du poisson et beaucoup plus loin encore, ainsi notre âme, revit tout ce qui a vécu dans toutes les âmes humaines" (p. 124). On retrouve page 167, dans le chapitre intitulé "Eve" une référence explicite à la théorie de l'évolution qui fait de l'humanité le produit (parmi tant d'autre) d'une sélection "des individus les plus forts qui accomplirent l'extraordinaire et, par de nouvelles adaptations, sauvèrent leur race."
On serait tenté par là de prêter à Hermann Hess (ou tout au moins au narrateur) une sorte de sélection naturelle de l'esprit aboutissant à la création d'une élite spirituelle qui aurait vocation à sauver l'humanité. Or il n'en est rien. Il semble que Hermann Hess ait été incapable de dépasser son nihilisme (sinon par la recherche de l'amour). Certes, le lecteur ne pourra se départir du sentiment que le récit d'Emil Sinclair (le narrateur) magnifie une forme de vie mentale et de rapport au monde (celle du narrateur, de son maître et ami
Demian, de la mère de celui-ci, de l'organiste théologien Pistorius): (p. 164) "Nous étions des hommes éveillés ou en train de s'éveiller et nous aspirions à le devenir toujours plus complètement, tandis que les efforts des autres, leur recherche du bonheur, consistaient uniquement à adapter leurs opinions, leurs idéaux, leurs devoirs, leur vie et leur bonheur à ceux du troupeau". Néanmoins, ce mépris pour les masses du troupeau se tempère en condescendance.
Hermann Hess semble avoir redécouvert l'amour compassionnel par l'exercice de la raison. L'amour dans ce roman reste un amour indécrottablement romantique (chapitre Eve); il semble que l'esprit de compassion (ou d'empathie) lui échappe un peu; sans en faire un concept, il le met en action sous la forme d'une sorte de super pouvoir. La biologie évolutionniste de son temps n'était pas encore capable de concevoir l'avantage évolutif de l'entraide et de l'empathie. le héros de Hermann Hess ne voit pas dans l'autre un autre lui-même bien que dans le même mouvement il affirme un impératif de respect: "Avec tous ces gens, nous n'avions rien de commun, au point du vue spirituel, que le respect que chacun doit éprouver pour le rêve secret d'autrui" (p. 165). Autrement dit, je dois respecter mon prochain car la vérité de son être m'est secrète et inaccessible. L'empathie dans ce roman est présentée comme une sorte de pouvoir surnaturel (particulièrement chez
Demian).
Cette faculté semble avoir été éradiquée des âmes par la société industrielle. Celle-ci devant conduire l'humanité au désastre.
Ce roman publié en 1919 se conclut sur ce désastre même: la première guerre mondiale.