Citations sur Une trop bruyante solitude (106)
parce que moi, quand je me plonge dans un livre, je suis tout à fait ailleurs, dans le texte... tout étonné, il me faut bien avouer être parti dans mes songes, dans un monde plus beau, au cœur même de la vérité.
Tous les jours, dix fois par jour, je suis ébahi d'avoir pu m'en aller si loin de moi-même.
Un matin, je trouvai dans la cour deux jeunes membres de la brigade socialiste du travail, habillés comme pour jouer au base-ball avec leurs gants jaunes, leurs casquettes orange, leurs salopettes bleues montantes et leurs cols roulés verts sous les bretelles. Le chef exultant les mena à ma cave et leur montra ma presse ; aussitôt chez eux, très à l'aise, ils recouvrirent ma table d'une feuille de papier propre et y posèrent leur bouteille de lait ; et moi, humilié, complètement stressé, je compris soudain corps et âme que je ne pourrais jamais plus m'adapter, semblable à tous ces moines qui, incapables d'imaginer un monde différent de celui qui les avait fait vivre jusqu'alors, se suicidèrent en masse quand Copernic leur dévoila que la Terre n'était plus le centre du monde.
Ce n'est pas cela qui me glaçait* ; en l'espace d'une seconde, je sus exactement que cette gigantesque presse allait porter un coup mortel à toutes les autres, une ère nouvelle s'ouvrait dans ma spécialité, avec des êtres différents, une autre façon de travailler. Fini les menues joies, les ouvrages jetés là par erreur ! Fini le bon vieux temps des vieux presseurs comme moi, tous instruits malgré eux ! C’était une autre façon de penser... Même si l'on donnait, en prime, à ces ouvriers un exemplaire de tous les chargements, c'était ma fin à moi, la fin de mes amis, de nos bibliothèques entières de livres sauvés dans les dépôts avec l'espoir fou d'y trouver la possibilité d'un changement qualitatif. Mais ce qui m'acheva, ce fut de voir ces jeunes, jambes écartées, main sur la hanche, boire goulûment à la bouteille du lait et du Coca-Cola ; elle était bien finie, l'époque où le vieil ouvrier, sale, épuisé, se bagarrait à pleines mains, à bras-le-corps avec la matière ! Une ère nouvelle venait de commencer, avec ses hommes nouveaux, ses méthodes nouvelles et, quelle horreur, ses litres de lait qu'on buvait au travail alors que chacun sait qu'une vache préférerait crever de soif plutôt que d'en avaler une gorgée.
[*La découverte d'une nouvelle machine, mille fois plus performante que la sienne]
Je m'encrasse de lettres, si bien que je ressemble aux encyclopédies dont pendant tout ce temps j'ai bien comprimé trois tonnes : Je suis une cruche pleine d'eau vive et d'eau morte, je n'ai qu'à me baisser un peu pour qu'un flot de belles pensées se mettent à couler de moi ; instruit malgré moi, je ne sais même pas distinguer les idées qui sont miennes de celles que j'ai lues. C'est ainsi que pendant trente-cinq ans, je me suis branché au monde qui m'entoure : car moi, lorsque je lis, je ne lis pas vraiment, je ramasse du bec une belle phrase et je la suce comme un bonbon, je la sirote comme un petit verre de liqueur jusqu'à ce que l'idée se dissolve en moi comme l'alcool ; elle s'infiltre si lentement qu'elle n'imbibe pas seulement mon cerveau et mon cœur, elle pulse cahin-caha jusqu'aux racines de mes veines, jusqu'aux radicelles des capillaires.
...mais je souris car j'ai dans mon cartable des livres dont j'attends ce soir-même qu'ils me révèlent sur moi ce que j'ignore encore. (Laffont / Pavillons Poche, 2007, p. 16)
Et moi, au pied de la montagne de papier, je me fais tout petit comme Adam dans son buisson, un livre à la main j'ouvre des yeux affolés sur un monde étranger à celui où je me trouvais, parce que moi, quand je me plonge dans un livre, je suis tout à fait ailleurs, dans le texte... tout étonné, il me faut bien avouer être parti dans mes songes, dans un monde plus beau, au cœur même de la vérité. Tous les jours, dix fois par jour, je suis ébahi d'avoir pu m'en aller si loin de moi-même. Ainsi étranger, aliéné à moi-même, je m'en reviens chez moi en silence, plongé dans une méditation profonde, je marche dans la rue, perdu dans le flot de livres que j'ai trouvés ce jour-là et que j'emporte dans mon cartable, j'évite les tramways, les autos, les piétons, je passe au vert sans m'en rendre compte, sans heurter les passants ou les réverbères, j'avance, empestant la bière et la crasse, mais je souris car j'ai dans mon cartable des livres dont j'attends ce soir même qu'ils révèlent sur moi ce que j'ignore encore.
(...) et les Tsiganes d'aujourd'hui, installés à Prague pour la deuxième génération seulement, aiment allumer, où qu'ils travaillent, un feu rituel, un feu de nomades joyeux et crépitant pour le plaisir uniquement, une flambée de bouts de bois grossièrement taillés, semblable à un rire d'enfant, à un symbole d'éternité, antérieur à toute pensée humaine, un feu gratuit comme un don du ciel, un signe vivant des éléments que les passants désabusés ne remarquent même plus, feu né dans les tranchées des rues de Prague de la destruction des bouts de bois pour réchauffer les yeux et l'âme vagabonde...
... je souris car j'ai dans mon cartable des livres dont j'attends ce soir-même qu'ils me révèlent sur moi ce que j'ignore encore.
Tout ce que j’aperçois dans ce monde est animé d’un mouvement simultané de va-et-vient, tout s’avance et tout d’un coup recule, comme un soufflet de forge, comme ma presse sous la commande des boutons rouge et vert, clopin-clopant tout bascule en son propre contraire, et c’est grâce à cela que le monde ne cloche pas.
Je suis une cruche pleine d'eau vive et d'eau morte, je n'ai qu'à me baisser un peu pour qu'un flot de belles pensées se mettes à couler de moi ; instruit malgré moi, je ne sais même pas distinguer les idées qui sont miennes de celles que j'ai lues.