Victor Hugo se veut historien. Mais il est bien plus que ça : ne lui en déplaise (même si on a toujours cette sensation d'un narrateur facétieux qui agit en cachette, qui nous illusionne dans ce jeu farcesque du "trouvez-moi !"), il est surtout un grand peintre. Il donne à ses personnages une couleur fascinante, et entreprend de pénétrer la psychologie de ces consciences, troublées par l'imprévu, par l'extra-ordinaire : un prêtre frappé de volupté, un bossu hideux épris d'une ravissante bohémienne, etc. le lecteur est ainsi invité à considérer attentivement les errances, les doutes et les peines de chacun, à s'apitoyer sur cette fatalité, maître mot du roman, vers laquelle ils s'acheminent tous irrémédiablement.
Cette fatalité en effet, imagée par la mouche prisonnière des entrelacs arachnéens, s'appuie sur une architecture romanesque époustouflante : ce n'est pas anodin de donner à un roman le nom d'une cathédrale, en particulier celui de Notre-Dame. Les mêmes sensations, les mêmes impressions à lire le roman qu'à contempler l'édifice : majesté, vertige, mais aussi solidité et finesse, qui s'accordent sans qu'on sache vraiment comment. Tout s'entremêle, chaque élément finit par trouver sa place, son sens, chaque anecdote doit finir par s'intégrer au coeur de l'histoire, et le lecteur, toujours à l'affût, guette la moindre avancée du narrateur, mais ne peut pourtant s'empêcher d'avoir le souffle coupé au moment du coup de théâtre.
Fresque sociale, fresque historique, fresque urbaine. le récit offre autant d'occasions à Hugo de méditer, plus longuement, sur la portée générale des événements, sur la valeur symbolique dont il est empreint. L'historien se révèle pour élever les événements politiques à la dignité d'événements historiques, et apposer sur l'ensemble ce cachet majestueux qui sublime le roman : nous sommes ainsi lâchés dans cet entre-deux troublé, coincé entre Moyen-Âge et Renaissance, en cette époque où Hugo voit précisément l'avènement d'une nouvelle ère, celle du livre-imprimé, succédant à l'édifice-livre (et qui arrache à Dom Claude Frollo, l'archidiacre, et très certainement à l'auteur lui-même, un splendide "Ceci tuera cela", c'est-à-dire "le livre va tuer l'édifice"). La beauté et la profondeur de toutes ces réflexions encouragent le lecteur à résister à la tentation de sauter tout bonnement certains chapitres, parfois en vain (j'ai succombé lors de la description de
Paris à vol d'oiseau ^^). Car il faut bien l'avouer, avec douleur peut-être : il y a quelques longueurs... Contrairement à
Quatre-vingt treize, où je n'avais pas ressenti une telle pesanteur du récit,
Notre-Dame de Paris plonge généreusement dans des digressions dont il ne s'arrache qu'avec peine.
Néanmoins, outre ces pauses, le rythme soutenu du récit empêche le lecteur de s'ennuyer vraiment, particulièrement en ces moments épiques de bataille où l'on est sidéré par la vitesse avec laquelle se succèdent les péripéties (cette bataille inutile, grotesque, et qui, par un revirement de fortune, par une de ces ironies tragiques dont Hugo ale secret, et qui fait toute la force de la fatalité, précipite Esméralda sur le gibet, alors qu'elle cherchait précisément à l'en éloigner...), jusqu'à la toute fin, où l'auteur, après nous avoir fait languir, ne manque pas de virer brusquement pour atteindre le sommet de l'émotion , et nous arracher une larme : "Quand on voulut le détacher du squelette qu'il embrassait, il tomba en poussière."
Bref, c'est un récit poignant, palpitant, sublime !