Citations sur Toutes les choses de notre vie (25)
Ce qu'ils foulaient aux pieds leur paraissait sale, bien sûr, dégoûtant. C'était blanc, noir, jaune, vert, bariolé, scintillant, poli, carré, anguleux, rond, allongé, ramolli, raide, c'était coincé ou à peine émergé, ça roulait, c'était âcre, nauséabond, suffocant, pestilentiel, répugnant et toujours étrange. Bien qu'il s’agit de choses tout à fait communes, quand ils en découvraient des éléments tronqués, comme par exemple une fois une jambe de poupée, cela faisait peur. Une fois, Gros-Yeux enfonça bêtement son râteau dans quelque chose qui avait fait reculer sa mère horrifiée : ce qu'il souleva éclata en laissant s'écouler un liquide. Cela ressemblait à un chat. A l'endroit des yeux, il y avait deux cavités vides. Les deux oreilles pointues de chaque côté de la tête ne laissaient aucun doute, il s'agissait bien d'un chat. Il avait des canines, mais point de ventre. A la place, un tas d'asticots grouillants. Il en pleuvait sur les bottes du jeune garçon.
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Cela faisait déjà plus d'un mois que Gros-Yeux et sa mère étaient arrivés à l'Île aux Fleurs. Le premier jour, la mère avait dit que c'était un endroit comme les autres, un lieu où vivaient des gens comme tout le monde. Pourtant, c'était bel et bien un dépotoir, un emplacement où venaient échouer les objets que les gens n'utilisaient plus, les choses qu'ils délaissaient, bref, tout ce dont ils ne voulaient plus; et ceux qui vivaient ici, c'était aussi des gens que la ville avait abandonnés et chassés.
Mentionnons aussi cette scène pittoresque et finement ironique où l'on voit les évangélistes à l’œuvre. Ce prosélytisme-là, fortement encouragé par l’État, avait pour mission, en répandant la parole de l’Évangile, de soustraire les pauvres à la tentation socialiste – et Dieu sait s'ils avaient des raisons d'être tentés ! -, les églises protestantes étant devenues les hautes lieux de la propagande anticommuniste.
Postface des traducteurs
« Le soir , on allumait des feux dans les aires de collecte vides des différentes sections.
On faisait griller toutes sortes de viandes et mijoter des soupes sur des braseros de fortune faits de bidons coupés par le milieu.
A l’approche de la fête de la Lune, il y avait abondance de produits périmés : on s’en mettait plein la panse ... »
Ashura était devenu tout naturellement le chef de famille et la mère de Gros-Yeux, sa petite femme docile. Il avait institué le déjeuner en famille le matin : tous les quatre devaient manger ensemble, la tête baissée sur un plateau de maillechort.
Nanjido, cette Île aux Fleurs où l'écrivain, bien avant l'arrivée des camions et des bulldozers, allait jouer dans son enfance (il habitait sur l'autre rive du fleuve), était connue pour sa beauté, prisée des peintres, des poètes et des oiseaux migrateurs. Elle n'est plus aujourd'hui, une île, mais une immense colline en forme de tombe, reconvertie en parc arboré où les familles aiment à déambuler les dimanches ensoleillés.
Extrait de la Postface écrite par les traducteurs.
Dans l'ancien village de Gros-Yeux, un camion passait parfois en pulvérisant un insecticide dans les rues, mais tout le monde savait que les moustiques se débrouillaient pour échapper à la fumigation.
Accrochée au milieu du ciel, la lune répandait une lumière d'argent sur le monde.
Jusque-là, personne n'avait été incommodé outre mesure par l'odeur des ordures, mais au fur et à mesure que le camion gravissait la pente, une puanteur infecte et inexplicable les adressait de plus en plus. Elle devint carrément suffocante quand le véhicule fit halte dans un espace ouvert; c'était un remugle nauséabond, mixture de vidange de fossés septiques, d'égouts, de restes de nourriture avariée, de sauce soja mijotée ou brûlée, bref, une odeur insoutenable. Ce qui sans cesse venait se coller à leur visage dans l'obscurité, à leurs bras, à leurs vêtements, ce qui venait plaquer des ventouses froides et gluantes à leurs lèvres et leurs paupières, c'étaient des mouches.
Gros-Yeux pensait à son père. Jusqu'à quand serait-il retenu dans ce camp de rééducation dont l'objectif était de faire des hommes nouveaux ? C'est quoi un homme nouveau ? La première fois qu'il en avait entendu parler, il avait posé la question au postier de son quartier. C'est un homme droit, avait répondu celui-ci. Qu'est-ce que ça pouvait bien vouloir dire, vivre droit dans un dépotoir ? Il se disait que, eux, qui vivaient dans la décharge, ils ne seraient pas comme ces objets que les gens avaient achetés, utilisés puis abandonnés une fois qu'ils n'en avaient plus besoin.