Que d'agréables et passionnantes heures de lecture
Hwang Sok-Yong m'a offert grâce à ce beau roman qu'est -
Shim Chong, fille vendue - !
Il faut dire que ce n'est pas le hasard qui m'a poussé vers ce livre.
J'avais eu, dans un passé pas très éloigné, l'occasion de faire la connaissance de cet écrivain Sud-Coréen via son magistral -
Monsieur Han -, une histoire et une plume qui m'avaient touché...
C'est donc avec confiance que j'ai commencé la lecture de ce deuxième ouvrage de ce grand monsieur de la littérature mondiale... dont au passage on attend que les membres du Nobel récompensent une oeuvre et un talent bien plus à la hauteur de la renommée de ce Prix et de cette Académie que certain(e)s des lauréat(e)s qui figurent à son palmarès...
Hwang Sok-Yong a utilisé pour écrire cette épopée, au sens homérique du mot, la légende populaire de Shim Chong, devenu pansori ( art coréen du récit chanté ou opéra traditionnel, "proche d'un récit épique mimé et chanté" ) "figure mythique de l'imaginaire coréen".
L'auteur raconte avoir eu l'idée de ce livre alors que coincé dans les embouteillages de Séoul il observait les oiseaux et s'interrogeait sur les étapes et le but de leur migration...
"Shim Chong dont la mère meurt peu après sa naissance a pour père un homme aveugle.
Son enfance est misérable, faite de mendicité et d'obligations à l'égard de son père infirme.
Elle apprend un jour par un moine que celui-ci a sauvé son père de la noyade.
S'il fait don de 300 sacs de riz à son monastère, le père de Shim Chong recouvrera la vue.
Pour ce faire, la jeune fille âgée de seize ans accepte de se vendre à des marchands de Nankin en quête d'une vierge qu'ils sacrifieront aux démons des vagues et des tempêtes afin de s'assurer une traversée paisible.
Chong est jetée à la mer.
Émus, les dieux du Ciel ordonnent aux dieux des quatre océans d'accueillir la jeune fille dévouée, laquelle retrouve sa mère qui lui annonce qu'elle sera un jour réunie avec son père.
Elle est en effet rendue à la vie dans une fleur de lotus."
C'est à partir du socle de cette légende ( beaucoup plus riche ) que
Hwang Sok-Yong initie l'épopée de Shim Chong.
Celle-ci débute vers le milieu du XIXe siècle en Corée du Sud.
Shim Chong, 15 ans, est vendue par sa belle-mère, devenue donc la seconde épouse de son père aveugle, à des marchands de plaisir chinois.
Avant de voguer vers la Chine, elle est immergée et apprend qu'elle est la réincarnation du Bodhisattva Avalokiteçvara ( Bouhha de la compassion ), venue dans ce monde "pour nous éclairer sur la futilité de la vie conjugale et la vanité du lien qui unit l'homme à la femme".
Les marins et les marchands à l'issue de son immersion la rebaptisent Lenhwa ( fleur de lotus ).
La jeune courtisane commence alors son périple entre Nankin, Suzhou, Formose, Singapour, Ryukyu, Satsuma, Nagasaki...
Comme Ulysse, Shim Chong parcourt les mers ; la mer de Chine orientale et la mer de Chine méridionale.
Les marins font autant, ou presque, partie de l'odyssée de la jeune femme que les compagnons d'Ulysse.
La mer est omniprésente dans le récit, même lorsqu'elle est à terre, où elle n'en est jamais très éloignée, où elle la récite, où elle la chante.
Car si Shim Chong est une fille de plaisir, une prostituée, une courtisane, une geisha, elle va très vite révéler des dons artistiques et devenir une musicienne recherchée.
Belle, très belle, intelligente, très intelligente, elle qui est "au service" des hommes, est et restera une femme très indépendante, jamais asservie, jamais soumise.
Sa volonté, ses désirs, ses engagements sont ceux d'une femme qui incarne toutes les femmes et beaucoup de leurs luttes.
"Elle a autant de visages que d'interprétations... fille vendue, concubine, prostituée, femme de pouvoir, musicienne, mère...", j'ajouterai cheffe d'entreprise, militante engagée ; ses combats pour réussir à ouvrir des centres d'accueil pour les enfants métis abandonnés par des mères prostituées et des pères occidentaux repartis vers d'autres conquêtes, sont remarquables de courage, de ténacité, de lucidité et d'avant-gardisme. Car le contexte colonialo-politico-économico administratif est, pour employer un euphémisme, très misogyne et très peu bienveillant à l'égard d'une fille de sa condition et de ses origines...
En outre, elle profitera de ses différents commerces, de ses statuts de "hwajia" ( titre donné à la meilleure courtisane de la maison de plaisir ), de "yelaixiang" ( patronne des hôtesses dans une maison de plaisir ), de "Mamasan" ( patronne de bar, de maison de geishas ) pour tenter d'améliorer les conditions de vie de ses compagnes d'infortune ( conditions de travail, conditions économiques, conditions sanitaires etc.. ).
Elle est aussi une révolutionnaire... il faut voir à travers son activisme "anticapitaliste" ( ce n'est pas un anachronisme )... le parcours politique de son auteur ( -
Monsieur Han - en est l'exemple par excellence )...
Cette dénonciation de l'asservissement et de la marchandisation du corps des femmes, qui faisait florès à cette époque, s'inscrit dans un contexte politico-historique que
Hwang Sok-Yong retranscrit avec talent et respect scrupuleux des faits.
De la guerre de l'Opium, à la révolte des Taiping, à l'extension "impérialiste" du Japon ainsi qu'à celle de l'Occident, dont celle des États-Unis via les "bateaux noirs" du contre-amiral Perry, en passant par la guerre sino-japonaise... sans oublier le marxisme et le christianisme qui "prosélytent" en Asie " au prix de l'exploitation et d'un déséquilibre social tragique," le roman odyssée s'avère être multigenres ou multifacettes.
Oeuvre romanesque, épopée, poème, conte, légende, roman du merveilleux, de la mythologie, dénonciation sociale, chronique de moeurs toute d'érotisme, de sensualité et de chair, bouquin historique sur fond d'engagement politique... sans oublier la dimension spirituelle du ou des messages adressés, -
Shim Chong, fille vendue -, d'une lecture aisée à l'écriture riche mais aux clés d'interprétation et de compréhension parfois plus complexes, appartient à cette espèce de livres rares dont il faut se donner l'opportunité de les avoir entre les mains pour saisir ce qu'est la chance de pouvoir savourer ce à quoi peut ressembler une grande oeuvre littéraire.
Shim Chong est un personnage atemporel qui lutte dans une époque prémoderne en préfigurant des combats d'une acuité contemporaine brûlante.
Une légende dans une actualité, qui nous parle.