Ce 13 septembre 1958, Léopoldine Vandelamalle pousse la porte de la boulangerie Borj, à Marfort. Elle ne veut ni pain, ni pâtisserie. Elle représente l'oeuvre nationale des orphelins de guerre. de l'argent ? Non, elle ne vient pas non plus demander l'aumône. Elle propose aux Borj d'engager sa protégée comme apprentie vendeuse. « Josée était en parfaite santé, mais souffrait d'une légère déficience mentale consécutive au traumatisme », car elle est la seule rescapée du bombardement qui a décimé toute sa famille.
Les Borj n'ont pas vraiment besoin d'aide, pourtant, Gilda se souvient avec émotion de ses débuts dans le commerce, et imagine avec volupté du temps libre pour elle. Josée a l'âge d'Astrid, leur fille, Gilda est donc habituée à gérer une adolescente, cela ne coûte rien de la prendre à l'essai.
Qui aurait pu croire que ce simple geste allait mettre Marfort en ébullition ?
Depuis 2000,
Armel Job publie un roman presque chaque année, au mois de février. J'ai découvert cet auteur avec sa première oeuvre, «
La femme manquée ». Depuis, j'attends fidèlement le moment de le retrouver, un moment de grâce où il ne faut pas me déranger pendant ma lecture. Il ne m'a jamais déçue.
Cette « Drôle de fille », je la guettais avec impatience, sans savoir ce qu'elle me réservait. Je préfère garder la surprise et ne pas lire la quatrième de couverture. En effet, il vaut mieux en divulguer le moins possible, car Amel Job ne manque jamais de nous étonner.
Nous voici transportés à Marfort, un petit village campagnard, en 1958. D'entrée de jeu, l'auteur crée une ambiance. A la suite de cette « femme élégante sanglée dans un imperméable beige », entrons dans la boulangerie Borj où Ruben pétrit sa pâte et cuit ses pains. Il se lève à trois heures du matin pour enfourner ces trésors qui charment l'oeil et l'odorat des gourmands. « Contre le mur, sur la rangée supérieure d'une étagère en bois, les gros pains ronds sévèrement alignés parurent un instant plus dorés. La lumière caressa encore la rangée au-dessous qui contenait des modèles plus petits, mais ne put atteindre, par terre, les deux corbeilles de "pistolets", les uns allongés et vernis, les autres comme la réplique en miniature des pains avec même d'attendrissantes petites baisures. »
Comme si j'avais découvert la machine à remonter le temps, me voilà ramenée à l'époque bénie de mon enfance. Ma mère nous envoyait à la boulangerie du village, sans nul doute la soeur de celle des Borj. Dans notre cuisine rudimentaire, un gros poêle à charbon, sur lequel, comme chez Gilda, « une cafetière en tôle émaillée bleue (la nôtre était verte) (…) somnole en permanence au coin du fourneau. » Chez nous aussi, on achetait une tarte ou des gâteaux pour le dessert du dimanche. Les mokas de Gilda sont couronnés « à la crème des quatre lettres BORJ qui sortent en arabesques de la poche à douille » et sur les nôtres, le nom de la pâtisserie « Malmedy ». Une fois par an, on se lance dans le « grand nettoyage », et, quand on repasse, comme Ida, nous avons de lourds fers en fonte. « Pendant qu'elle en utilisait un, les autres chauffaient à même la taque. » Je m'émerveille de ces détails que je retrouve avec nostalgie et qui me donnent l'impression d'avoir vécu il y a des siècles.
Les personnages sont campés avec précision sans qu'il soit besoin de s'emberlificoter dans de fastidieuses descriptions. Mme Vandelamalle, « nez droit, lèvres tranchantes (…) cheveux noirs, lisses, coupés court à la mode lancée par Audrey Hepburn dans "Vacances romaines" » Gilda, « jupe trapèze, un simple chemisier qui laisse nus ses bras et son cou bien en chair. » Ruben a l'air d'un rustre, en « short de football flottant et (…) tricot de peau dont les bretelles découpent une impressionnante carrure (…) le taillis de poils qui montent de sa poitrine a envahi ses épaules et ses bras à l'exception d'une zone restée aride autour de ses biceps. » « Abstraction faite de sa bobine un peu béate, Josée est une belle plante. »
Alors qu'Astrid se pavane dans une « canadienne fantaisie (…) un peu chère » et que, avant de se coucher, Gilda laisse langoureusement glisser « sa robe de chambre de soie dont les pans frissonnent légèrement », Josée est trop contente de « la robe à fleurs violettes que Gilda lui a repêchée dans la malle » ou de « l'uniforme trop étroit d'Astrid ».
Josée « lisait lentement, pouvait écrire quelques mots simple » et « prononce son prénom avec l'accent liégeois », alors qu'Astrid affecte une « dict-i-on aussi nette que les plis de sa jupe. »
L'atmosphère du village est croquée avec une ironie malicieuse. Dès que les Borj ont engagé une apprentie, les habitants défilent avec curiosité pour voir la tête de la nouvelle.
Lors des incidents qui émaillent le récit, la rumeur va bon train. « Elle glisse, elle rôde. Dans l'oreille des gens, elle s'introduit adroitement (…) En sortant de la bouche, le tapage va croissant », comme le dit cet « Air de la calomnie » du « Barbier de Séville » de Rossini.
Dans ce récit, tout est vrai et rien ne l'est. Chacun est persuadé d'agir au mieux et arrange la réalité à sa façon.
Finalement, la principale intéressée est la seule dont personne ne se soucie. « Elle n'aura été que l'innocent instrument du drôle de destin des Borj, cette drôle de fille. »
Une histoire de famille où chacun cache ses petits secrets, plus ou moins honteux, c'est évidemment fait pour moi. Alors, ce livre, je l'ai dévoré. Il m'a laissé une étrange impression douce-amère. Souvent, on a envie d'entrer dans l'histoire pour empêcher ceci, avertir celui-là, rétablir une vérité. Impossible, bien entendu. Comme le disait si justement
Anouilh, dans «
Antigone », dès que « le ressort est bandé, cela n'a plus qu'à se dérouler tout seul (…) On est tous innocents, en somme ! Ce n'est pas parce qu'il y en a un qui tue et l'autre qui est tué. C'est une question de distribution. » C'est le destin qui, contrairement à ce qu'on pourrait croire, « n'est pas une puissance occulte. Ce peut être simplement une dame bien mise en imperméable beige qui entre dans une boulangerie un samedi matin. »
J'ai donc adoré ce roman que je recommanderais chaleureusement.