1639, Lunéville. Maître de la Tour est seul dans son atelier. Sa femme, Diane, et Claude, sa fille, sont montées préparer le dîner auquel assisteront également Étienne, le fils décevant du peintre et Laurent, Collet, l'apprenti, recueilli avec grande bonté après la mort de toute sa famille, décimée par la peste.
Car nous vivons, sous la plume de
Gaëlle Josse, tous les malheurs d'une époque sans douceur : la guerre sur le sol lorrain, avec les exactions des Français, après celles des Allemands, des Italiens et des Suédois. La peste, qui ravage villes et campagnes, la chasse (à laquelle s'adonne pourtant le Maître), qui détruit les récoltes ; sans compter les charges qui pèsent sur les paysans, l'avenir incertain qui pousse les fils de famille à être soldat, ecclésiastique. Devenir artiste était un sacré défi ! C'est ce qu'a fait Georges de la Tour, peintre doué notamment pour les clair-obscurs, qui peint des scènes d'intérieur et se refuse à flatter le hobereau par des portraits convenus et hypocrites.
Alors, quand il se lance dans le projet de recréer la scène de la vie de Saint Sébastien, percé de flèches mais pas mort, pas encore, il fixe les personnages dans sa tête : ce seront Claude, sa fille, dans le rôle d'Irène, Jérôme, le petit voisin, dans celui de Sébastien, et Marthe, sa servante, comme témoin de la scène.
Nous assistons à la lente élaboration de l'oeuvre, les couleurs (ni bleu, ni vert, des nuances de brun de rouge et d'or), les lumières , notamment celle de la lanterne qui vient donner à la scène son caractère hiératique, l'expression des visages, des mains. Douceur, calme religieux, chair nacrée du saint, finesse des étoffes, chaleur des rouges sublimés par la lumière.
Avec le Maître, nous construisons les scènes de pose, interminables. Nous imaginons la flèche, une seule (loin de ces Sébastien-hérissons peints par les Italiens !), fichée dans la cuisse, représentée d'abord comme un calame dans une pomme. Et ce regard d'Irène, ces mains, pleins de douceur et de compassion. Une infirmière sur un champ de bataille.
Jusqu'au jour où, défiant l'ordre établi qui voudrait qu'un Lorrain ne se rendît pas en terre ennemie, le Maître part pour Paris avec le rêve fou de soumettre sa toile à
Louis XIII, l'ennemi du moment.
Le tableau à peine fini (petite erreur : on ne fait pas voyager une toile pas encore sèche et cela nécessite plusieurs mois), ils partent en carriole puis en coche sur la Marne jusqu'à Paris. Et
Gaëlle Josse se fait historienne, recréant pour nous les voyages et la vie à Paris en 1639.
Gaëlle Josse a réussi à nous faire vivre l'art du peintre, le souffle du pinceau, l'exigence et le feu qui dévorent l'artiste, cette sommation intérieure qui l'anime et le pousse. J'avais regretté l'absence d'une telle implication du lecteur dans l'art dans « Les heures impatientes ». Ici, je suis comblée. Une véritable immersion dans le souffle créateur.
A côté de ces moments fabuleux, se trouve une autre narration, située en 2014, à Rouen : sous la plume de « Elle », amante passionnée s'adresse à l'homme sans lequel, dit-elle, elle se sent « incomplète ». Après les emportements de la passion, le doute, la trahison, le chagrin.
Le trait d'union avec l'artiste qui deviendra le peintre officiel de
Louis XIII reste à mon sens très artificiel. Quoi ? Une passion pour une autre ? La peinture et l'amour dévorant ? La rêverie douloureuse provoquée par la contemplation d'une scène religieuse même en prenant le mot passion au sens étymologique, me semble tiré par les cheveux ! Ou bien je n'ai pas compris.
Alors, je laisse de côté l'histoire sentimentale de 2014 à Rouen, d'autant que la dépendance de cette femme vis à vis de son amant m'insupporte un peu...Et je reprends, avec délices , les pages lumineuses, sensibles, intelligentes, nourries de références artistiques, qui concernent Georges de la Tour...