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Critique de Floyd2408


Il y a toujours une histoire entre un roman et son lecteur, un lien invisible se tissant au premier regard avec la première de couverture, le titre tinte un appel, puis le bandeau quelque fois accroche par son jeu de mots ou une gravure, un dessin et enfin le Graal par le quatrième de couverture, un extrait, une petite amuse-bouche, un concentré élégant distillant l'excellence du roman. L'île aux troncs de Michel Jullien, au titre magnétique, au bandeau avec une image de la reproduction de peinture Je ne veux pas une nouvelle guerre par Gennady Dobrov 1974 sur l'affichage à l'exposition les Manuscrits de la guerre à Moscou et ce quatrième de couverture soufflant la dernière inspiration pour s'attacher au livre, les doigts serrés à cette édition Verdier, créative de belles pépites, cette couleur caractéristique de la couverture, orange-jaune, je suis dans cet espace-temps statique où mon esprit façonne déjà une évasion littéraire unique, une prose nouvelle à gargantuatiser sans modération, ce lien est là, L'île aux troncs s'invite dans ma bibliothèque pour un jour s'ouvrir à mon âme.
Michel Jullien est un peu énigmatique, alors j'arpente pour découvrir cet auteur, né en 1962, proche de Paris, a fait des études littéraires, a enseigné au Brésil, puis a travaillé dans l'édition pour ensuite s'est adonné à l'écriture, il est l'auteur de six romans aux éditions Verdier, comme Denise au Ventoux, prix Franz-Hessel 2018, Yparkho, prix de Tortoni 2015 et des livres sur sa passion la montagne, Mont-Blanc, premières ascensions, éditions du Mont-Blanc, 2012 puis Alpinisme et photographie : 1860-1940, co-écrit avec Pierre-Henry Frangne et Philippe Poncet, Amateur éditions, 2005.
Les premières pages sont une énumération étrange de personnes estropiées, tous sans jambes, un à un dans une cellule numéroté, ces hommes sont surnommés des samovary, une description minutieuse, tous posés là, vivant leur mutilation comme les pièces d'un jeu d'échec, une comparaison légère et volatile, de ces hommes deux êtres deviennent des irréductibles compagnons, unis de leur solitude imposée, sur cette île de Valaam, titre de ce chapitre, reclus dans un ancien monastère, l'un est la curiosité de l'île, Kotik, l'Amputé, « une guibole singleton », l'autre un samovar ordinaire, Piotr voisin de cellule de son camarade, une amitié de plus de dix ans, les unit, puis les souvenirs de Nathalia et de sa gloire. L'âme Russe s'infuse dans ces hommes, un poème de Pouchkine, Poltava ruisselle les lèvres humides d'un de ces êtres bannis, les accords d'Igor Netcheporenko, des Bateliers de la Volga fredonne l'atmosphère de cette île de Carélie, et, ses noms et prénoms aux consonances salves respirent ce pays de Fédor Dostoïevski et Alexandre Soljenitsyne. Cette île est une île dans l'île, très poupées russes ironise Michel Jullien, lorsqu'il décrit avec beaucoup de justesse ce lieu, l'aquarelle du paysage, le moustique engrenage de ce lieu perdu dans une bestialité primitive, une nature férocement inhumaine, libre de ces âmes mutilées, jonchant leur sol, inerte à la faune et flore ambiante. Pour ensuite définir cette île, comme le timbre-poste de l'Union soviétique, devenant la retraite de ces « rabougris de l'Armée rouge », pour les cacher, sans honte et honte de ces infirmes.
Petit à petit Michel Jullien distille un souffle historique à cette intrigue, des dates, des lieus, des combats où ces hommes, ces militaires soviétique, ces demis hommes de leur tares, de ce cadeau militaire, une décoration gravée à vie, une cicatrice dévorante pour devenir ces hommes troncs s'illusionnant d'une utopie comme des icônes perdues sur cette île perdue entre l'Islande et le froid, entre prison et bannissement, ces êtres au coeur d'adolescent frissonnent le temps dans l'alcool, les jeux de mains et surtout les songes.
Ces hommes marqués par la guerre jouent de leur sort avec une drôlerie face aux sorts que la guerre leur a offert, cette mutilation et de leur pays lâche, les abandonnant dans un « drôle d'îlot glacière », les bannissant de l'horreur de la guerre par les stigmates recueillis, au lieu de les chérir de leur bravoure et de leur sorts, ils deviennent des parias, des invisibles, des intouchables, pour laisser seulement la façade propre, nettoyer l'indicible pour devenir l'éclat du paraitre, la guerre propre sans conséquences, c'est une évolution de la vie de ce pays, les traces de cette guerre lointaine, les premiers essais de la bombe nucléaire, le 29 Août 1949, la lassitude gagne les villes comme Leningrad, aseptiser ses rues, les passants sont las de ces estropiés baignés dans l'alcool, et d'un coup de balais faire partir ce contingent d'amputés vers une destinée lointaine et proche , l'île de Valaam avec ce monastère vide du XVIe siècle, où nos deux compagnons Kotik et Piotr y résideront comme des fantômes d'anciens militaires.
Michel Jullien à travers l'épopée de ces deux militaires déchus de leur handicap, une Russie hostile à ses propres enfants combattants l'ennemi allemand, une Russie malade, des difficultés dans l'administration des vétérans, des hôpitaux vétustes, des jeunes hommes rongés par l'alcool, dévorés par une guerre qu'ils n'ont pas choisis. La traversée invisible de ces deux anti-héros, ce couple unique par leur physique, ce pantomime à quatre membres, une jambe, trois bras, errent dans leur pays de Moscou à Leningrad puis sur cette île Valaam pour se perdre dans leurs illusions perdues, l'un dans la natation sans eau, sur une chaise, l'autre dans la sculpture d'objets et de femmes plantureuses et surtout leur amour pour une aviatrice Natalia Fiodoravna Mekline. Tous les deux aiment cette jeune Russe avec ce portrait enfuit sous les aisselles de l'un d'eux, puis découvert chaque jour pour leur rituel journalier, leur amour stérile, échappant de leurs petites cervelles une idée féroce d'aller la rencontrer, dans sa ville de Loubny, un périple fou pour ces deux fous si attendrissant. Michel Jullien ouvre son roman dans un romanesque attendrissant avec ces deux hommes encore adolescents dans leur esprit et l'âme perdue dans cette guerre, les privant de leur innocence, sans les perdre dans une conviction mature malsaine. Petit à petit la prose juste de notre auteur dérive vers la vie atroce de ces soldats, puisant des informations sur la publication Grandeur et misère de l'armée rouge. Témoignages inédits (1945-1945) par Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri, récoltant des témoignages des vétérans de l'Armée rouge, puis aussi avec le livre vérité de l'Archipel du Goulag de Soljenitsyne.
Ce court roman happe par sa force subtile, une découverte assez sombre de la Russie d'après-guerre, malmenant ces enfants de guerre, écho invisible à L'archipel du Goulag et à l'esprit Russe de ces auteurs comme Dostoïevski, Tolstoï que cite Notre auteur, lorsque nos deux estropiés perdus dans le froid ressemblent à deux de ces héros de Maître et serviteur, une nouvelle de Léon Tolstoï parue en 1895. Un roman courageux, fort bien écrit avec une âme tendre et amusante quelque fois, pour échapper à cet enfer, ces deux militaires restent des hommes touchants, inertes à leur sort, comme deux enfants.
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