Kapka Kassabova prévient son lecteur dès le départ : le territoire frontalier entre Bulgarie, Turquie et Grèce, fait de montagnes et de forêts impénétrables, exerce sur le voyageur qui s'y plonge une emprise implacable. A la fin de la lecture de ce récit, j'ai l'étrange sensation que l'auteure a pleinement réussi à me faire éprouver, en tant que lecteur dans mon activité de lecture, les mêmes impressions que celles qu'elle décrit comme voyageuse retournant sur sa terre natale de longues années après l'avoir quittée, c'est-à-dire un cheminement pas à pas dans un récit touffu.
Lisière est un récit qui ne se lit pas "vite", car chaque page est un défrichement, un coup de machette pour se frayer un chemin dans une forêt difficilement praticable.
Il est fascinant de découvrir qu'un territoire aussi proche de nous puisse être à ce point hostile. On navigue en permanence entre son hostilité naturelle (reliefs, forêts, absence de voies de communication) et son hostilité façonnée par l'homme (histoire du déclin de l'empire ottoman, histoire de la guerre froide ayant aménagé de sinistres "no-man's land").
L'histoire des états et de leurs politiques fut sur ce territoire une immense fabrique à déracinement et à exil. Malheur aux populations qui se sont retrouvées « à cheval » sur les tracés de frontières. Elles ont souvent été arrachées à leur terre, leur langue, leur vie sociale. L'histoire leur a souvent arraché la vie d'ailleurs, tout comme aux étrangers voulant transiter par cette frontière pour fuir le bloc soviétique.
L'homme semble donc victime des frontières. Et pourtant,
Kapka Kassabova fait la démonstration de l'omniprésence de la vie dans son récit, car chaque personne rencontrée est un(e) rescapé(e), un individu qui s'est battu, qui a résisté à l'adversité, aux difficultés et aux dangers. de la famille revenue dans un village déserté au gardien autoproclamé d'un monastère risquant d'être pillé, c'est la vie qui semble l'emporter. Avec la conscience et la douleur de tout ce qui a été perdu.
J'ai trouvé que le marqueur le plus significatif de la densité du récit résidait dans la description des croyances et rites. Sur cette terre de confluence entre christianisme orthodoxe et islam, c'est peut-être autre chose, un paganisme venu du fond des âges et qui échappe à toute logique politique ou étatique, qui exprime le plus intimement le lien entre les hommes et leur territoire. En tout cas,
Kapka Kassabova fait l'expérience de cette dimension qui la marque intimement, et elle en marque son lecteur.