J'ai voulu lire le roman de
Kessel toutes affaires cessantes après avoir vu l'excellent film de Frankenheimer qui en a été tiré en 1971.
Et je ne regrette pas.
On y découvre la fascination de
Joseph Kessel pour ce monde de la steppe, des cavaliers et des tchopendoz hors du temps. le roman a été publié en 1966 ; l'action date très probablement de cette époque, de toute façon du temps où l'Afghanistan était un royaume.
Mais qu'est-ce donc que les tchopendoz ? Il s'agit de l'aristocratie des cavaliers, il s'agit de ces cavaliers professionnels qui participent au fameux jeu de Bouzkachi, le jeu où des cavaliers se disputent une carcasse d'un bouc préalablement égorgé et remplie de sable pour l'alourdir, sur un terrain de plusieurs kilomètres. Tous les moyens sont bons pour s'emparer et conserver la dépouille du bouc à l'aide d'un fouet lesté de billes de plomb ou en désarçonnant le cavalier concurrent. C'est un jeu d'équipe dans la mesure où plusieurs écuries, correspondant aux villages ou aux tribus, sont en lice. le vainqueur entre dans la légende.
Il en fut ainsi de Toursene qui fut un grand tchopendoz qui a à son actif un grand nombre de victoires. Il est le père d'Ouroz, son digne successeur, lui aussi vainqueur de plusieurs Bouzkachi.
Et voici que s'annonce le Bouzkachi royal, à Kaboul, dans la capitale, en présence du roi. Autant dire que c'est l'événement de l'année. Et Ouroz se doit d'y aller pour triompher à nouveau à l'aide du meilleur cheval de l'écurie de Toursene, extraordinaire, Jehol.
Mais, surprise, voilà qu'il va perdre le Bouzkachi et même s'y casser une cheville. Son orgueil sans bornes et son humiliation face à un père qui risque de le mépriser à son retour, lui fait prendre avec Jehol et son palefrenier le chemin de retour le plus difficile qui soit, à travers une montagne (l'Hindou Kouch) très inhospitalière et dangereuse. C'est un véritable chemin initiatique qu'il va emprunter où il vivra de nombreuses aventures et rencontres.
A travers ces épreuves se dévoilent les caractères et les mentalités notamment de son palefrenier (Mokkhi) et de la servante (Zéré) qu'il recueille au passage. On devine combien Ouroz doit composer entre son orgueil démesuré, l'humiliation cuisante de la défaite et sa cheville cassée.
Dans le film de Frankenheimer, pendant le générique, en ouverture, on voit sur les escarpements ou en bordure des falaises des montagnes, des cavaliers immobiles trompette à la main qui annoncent dans tout le pays ce Bouzkachi royal. J'étais curieux de voir comment le livre avait abordé cette introduction solennelle
Le roman commence autrement par la présentation d'un vieillard, "l'Aïeul de tout le monde", Guardi Guedj, sans âge mais ayant tout vécu, qui parcourt l'Afghanistan à cheval ou sur des camions et qui, à chaque halte, raconte aux routiers de passage, à la façon d'un conteur, les légendes des tchopendoz et du Bouzkachi qui va avoir lieu sous peu. D'ailleurs, il se rend chez Toursene, le plus grand cavalier de tous les temps ...
Le roman décrit minutieusement les longs préparatifs de ce jeu, l'arrivée des spectateurs, les préparatifs des concurrents. Et très régulièrement,
Kessel écrit "les trompettes de cavalerie sonnaient" puis plus loin "les trompettes sonnaient" puis au moment de l'arrivée du roi sur le lieu du Bouzkachi, "les trompettes sonnaient plus haut, plus clair" jusqu'au début de la partie de Bouzkachi. Cela donne un éclat, une solennité au texte dont on imagine l'honneur ainsi fait aux différents participants du jeu. En définitive, j'aime bien la présentation très imagée et vivante que fait
Kessel que Frankenheimer rendra plus visuelle et sonore.
La grande qualité du roman est le profond respect des coutumes ancestrales que marque
Kessel sur ce monde étrange où se côtoient plusieurs ethnies qui composent le monde des afghans, les khirghizes, les ouzbecks, les pachtous, etc … Mais c'est un monde étrange où la seule loi qui compte, c'est la loi tribale, où le chef a droit de vie ou de mort sur ses sujets. Un monde où les femmes (afghanes) sont exclues et ne peuvent assister au Bouzkachi. Paradoxalement, seules les femmes occidentales ont accès au lieu du jeu ...
J'ai bien aimé le personnage de la servante Zéré qui est une femme de caractère, qui joue gros pour survivre dans ce monde de mâles.
L'hommage que rend
Kessel à Ouroz, le cavalier orgueilleux et humilié, est impressionnant. Ouroz, par sa traversée de la montagne se réhabilite peu à peu à ses propres yeux et, bien plus important, aux yeux de son père. Ce dernier finira par reconnaître son manque d'empathie vis-à-vis de son propre fils qu'il découvre soudain.