Le rapprochement est incongru, mais j'ai pensé plusieurs fois au Seigneur des Anneaux. On retrouve en effet de nombreux éléments de l'épopée de fantasy : un maître et son serviteur entreprennent un long voyage dans des terres sauvages immenses et magnifiques, entre montagnes, lacs et steppes. Ils veillent sur un trésor, un précieux, non un anneau mais un cheval fabuleux qui est un véritable personnage à la volonté propre – comme l'Unique. Les brèves personnes qu'ils rencontrent sont soit des obstacles, essayant de leur voler ce cheval fabuleux, soit des aides provisoires dans ce qui ce s'apparente à une véritable quête. Oui, tout y est, du passage dans des souterrains à des créatures fantastiques mythiques, de la nourriture répétitive aux statues géantes creusées dans la falaise, des chansons célébrant les héros aux personnages viles prêts à toutes les bassesses.
Cependant, nous ne sommes pas dans un monde imaginaire, mais le contexte spatio-temporel est bien ancré dans le réel. le mode de vie des cavaliers des steppes est bouleversé par la colonisation toute proche des Indes par les Anglais, les débuts de la mondialisation de l'économie, la modernisation des modes de vie. Ainsi,
les cavaliers se rendent à la capitale en camion et les anciennes routes caravanières sont délaissées, les hôpitaux accueillent des infirmières - alors que les femmes afghanes sont dissimulées aux regards - équipées de thermomètre alors que le cavalier blessé souhaite, comme ses ancêtres, utiliser des onguents et des charmes pour se soigner... J'ai beaucoup aimé ces descriptions toutes en contraste de deux mondes, celui immuable de la tradition, et celui du progrès vu comme une occidentalisation.
Mais surtout, surtout, ce qui m'a frappé, c'est cette plongée, non pas dans les profondeurs, mais dans les abysses de l'âme humaine. La relation entre le noble cavalier et son serviteur est une passionnée et passionnelle, faite à la fois et successivement de respect, de dévouement, de mépris, de jalousie, de haine et d'envie de meurtre. Progressivement, Ouroz perd son humanité, et rejoint le monde animal, n'étant plus décrit que par « son rictus de loup » et l'odeur abjecte de pourriture de sa jambe blessée. Comme un animal, il ne raisonne plus, il ne ressent plus, se contentant de satisfaire des besoins primaires : manger, dormir, jouir des femmes. okkhi, lui, est "le simple qui n'est pas innocent", jeune serviteur qui est progressivement corrompu par l'ambition, la cupidité et l'envie.
Si on ne peut éprouver d'empathie pour eux, j'ai apprécié Toursène, le patriarche et Maître des Chevaux qui refuse d'admettre sa vieillesse qui serait comme une déchéance, et l'Aïeul de tout le monde, barde éternel.
Un grand roman dense et profond, violent et poétique à la fois.